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Les éducateurs devraient tenir davantage à la loyauté. Que désormais les jeunes gens qui n’ont jamais accordé quelques heures d’attention à l’œuvre de Bossuet aient le courage, lorsqu’on leur parlera du grand homme, de répondre : « Je ne le connais pas », plutôt que de bêler : «… Aigle de Meaux… Oraisons funèbres… belles périodes… » Il y a des ignorances qui ne prouvent rien ; elles ne sont pas le signe d’une infériorité. Celui qui ne connaît ni l’œuvre ni le nom de La Bruyère peut néanmoins juger avec clairvoyance la société où il vit et, même, se faire de la littérature française une idée fort juste. La plupart de ceux qui dans leur jeunesse furent de bons élèves sont incapables de distinguer nettement ce qu’ils connaissent de ce qu’ils ne connaissent pas. On les a habitués à parler de toutes choses ; et cette habitude, n’est-ce pas, beaucoup la conservent. Osons braver les railleries de quelques imbéciles. Le monsieur « bien élevé », là-bas, qui vient d’attribuer à Corneille une des tragédies de Racine, est confus presque autant que si, tout à coup, il s’apercevait qu’il est sorti sans sa cravate. Or, tout à l’heure, avec un soupir indulgent, il a laissé entendre qu’il est sans courage et sans volonté.

Si les pédagogues sont portés à exagérer la valeur des connaissances que l’enfant acquiert en classe, c’est que pour eux ces connaissances ont une utilité réelle : elles sont communicables ; elles permettent à celui qui les possède d’être professeur. L’école mène à tout pourvu qu’on n’en sorte pas. Celui qui, dans son jeune âge, aura fait preuve de cette activité spéciale que l’école récompense par des « bonnes notes » et des diplômes, pourra à son tour, et pendant quarante ans peut-être, donner des leçons assez semblables à celles qu’il aura reçues. Pour que le Progrès ne soit pas un vain mot, il modifiera parfois sur quelques points secondaires les démonstrations ou les méthodes de ses devanciers ; mais il traitera annuellement devant ses élèves, ces mêmes « questions fondamentales » auxquelles il dut m’intéresser jadis. Et avec bonne foi il devra sans cesse reconnaître que l’instruction qu’il reçut à l’école lui est utile. Mais il serait déplorable pour lui que, vers l’âge de trente ans et par suite d’événements extraordinaires, il dût sortir du monde tranquille et fermé où il s’occupait à classer méthodiquement les étiquettes que l’humanité, au cours des siècles, met sur les choses. Il était devenu d’une jolie force dans l’art des définitions et voici qu’il se heurte constamment aux choses elles-mêmes. Ce contact lui sera souvent pénible, car il ne fut habitué qu’aux notions pures, aux beaux enchaînements de propositions, aux formes parfaites. Il ne se trouve plus dans l’univers lumineux des formules. En lui et autour de lui il constate des besoins profonds ; il assiste au conflit des intérêts ; il découvre peu à peu que les résistances qu’il a à vaincre sont nombreuses ; les mots qu’il entend n’ont pas tout à fait la signification que leur donne le dictionnaire ; et il lui semble que beaucoup des vérités apprises autrefois ont des éclipses plus ou moins longues.

Car il faut le répéter en terminant : l’immense majorité des connais-