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350 000 âmes, une superbe cathédrale et d’importantes fabriques de dentelles et qui sur beaucoup d’autres points fait preuve d’une érudition de même qualité, on peut se demander, dis-je, si, après trois ou quatre ans de zèle, cet enfant aura dans l’intelligence quelque chose de meilleur que son camarade facétieux qui, de son propre chef, remplace la cathédrale somptueuse par un « commerce prospère sur l’Adriatique », qui, d’une semaine à l’autre, fait varier la population des grandes villes entre des limites improbables et dont l’instruction, au jour de l’examen final, apparaîtra criblée de lacunes. Presque toujours, lorsqu’il s’agit des écoliers actuels, savoir signifie : savoir répéter. Pour eux, les vérités innombrables qu’ils débitent en classe ne sauraient être le point de départ de réflexions sérieuses : elles sont trop « pauvres ».

Oui, les connaissances que l’enfant acquiert à l’école pourraient avoir sur son esprit une influence bienfaisante et profonde ; mais pour cela, il faudrait consentir à ce que son instruction fût incomplète, très incomplète. Il ne faut pas que le maître soit pressé ; il faut que ses élèves aient pris l’habitude de s’interrompre pour lui faire connaître leurs réflexions et qu’ils aient le droit de faire dévier momentanément la causerie à laquelle ils prennent tous part. Qu’on s’attarde autour du fait observé ou raconté ; que l’on montre ses relations avec beaucoup d’autres faits que l’on fasse voir qu’il est le signe de quelque chose, de grand et de durable : les besoins profonds de l’humanité et la vie de la planète toute entière lui donneront ainsi une valeur et un sens. Et l’écolier pourra s’instruire profondément, jusqu’à l’émotion.

J’ai déploré les efforts que font les pédagogues pour fixer dans la mémoire de leurs élèves un tas de choses inutiles. Ce n’est pas une question de plus ou de moins. Car, il faut le reconnaître, des progrès ont été faits. Il y a des professeurs qui dans leurs leçons d’histoire ne mentionnent que les Conrads les plus reluisants ; en matière de géographie, ils consentent à sacrifier la ville d’Allahabad, ainsi que le nommé Potomac. Mais ces hommes tolérants tiennent d’autant plus à ce que leurs élèves connaissent les autres noms, ceux qui sont trop importants pour qu’on les ignore. Il semble que pour eux, les noms célèbres ont une valeur intrinsèque et, pour ainsi dire, sacrée. Jamais ils ne voudront passer sous silence Calcutta, Bombay ou le Brahmapoutre ; ni le poète Racan ; ni l’illustre Charlemagne. Or, le Brahmapoutre est important pour ceux qui en comprennent l’importance. Qu’est-ce qui fait comprendre à l’écolier que ce nom n’est pas négligeable ? C’est que, s’il l’oublie avant demain, il aura une mauvaise note.

En réalité, c’est par une sorte de lâcheté intellectuelle qu’on laisse dans les programmes scolaires toutes les inepties qu’ils renferment. On est pédant parce qu’on craint le pédantisme des autres. Si pour l’immense majorité de nos contemporains, il est utile d’avoir reçu de nombreuses leçons d’histoire, de géographie, de littérature et d’autres leçons encore, c’est que, grâce à cette préparation, ils peuvent prendre l’air de gens bien renseignés lorsqu’on nomme devant eux Montevideo, Montesquieu et le potassium.