Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/386

Cette page n’a pas encore été corrigée

en la traitant les malentendus et les lacunes regrettables. Je crains de ne pas les avoir complètement évitées.

De Mme Clémence Royer :

Madame Clémence Royer, morte récemment, répondit à notre questionnaire.

Messieurs,

Je puis résumer d’un mot mon opinion actuelle sur Tolstoy : c’est qu’il est fou : vous en dire la raison serait un peu long.

Je me tiendrai avec plaisir à votre disposition le mardi, de 3 heures à 5 heures.

Agréez, je vous prie, mes sentiments de cordiale confraternité.

Clémence Royer.

55, boulevard Bineau, à Neuilly. Une grande voie déserte, en cette saison et où le vent s’éploie de tous les côtés et vous fouaille à son aise : une longue grille, un grand jardin à pelouse, un immeuble rectiligne avec des tentatives de porches qui en accentuent la froide laideur ; tout cela plat, blême, triste, mais moderne, mais hygiénique ! mais scientifique !… telle je vois la maison de retraite ou Mme Clémence Royer, traductrice de Darwin, auteur elle-même d’essais philosophiques qu’on estime, et chevalier de la Légion d’honneur, habite, au rez-de-chaussée, une chambre que précède une toute petite entrée.

Confortablement assise dans un fauteuil bas, au coin du feu, la grande philosophe m’a dit tout ce qu’il aurait été « un peu long » d’écrire. Elle parlait d’une voix sèche, et pourtant sympathique à la longue ; le geste était brusque et court, assez fidèle traducteur, me sembla-t-il, de son état intellectuel.

Elle avait raison de me dire que ce serait long ; car pour explliquer pourquoi Clémence Royer pensait de Tolstoy qu’il était fou, il fallait commencer par expliquer Clémence Royer elle-même et sa propre philosophie. Pour ma part je n’en fus pas fâché. Mais, au réel, combien étrangères à la question précise que nous posions, toutes ces discussions d’opinions qui, d’Aristote à Renouvier, m’amenèrent à ne voir rester debout que les philosophies de Darwin, de Haeckel et de Mme Clémence Royer. Mais ce qui importait, c’était de savoir ce qu’elle pensait de l’œuvre de Tolstoy, intitulée la Question sexuelle.

— C’est un Fou ! un fou mystique, un possédé de cette grande erreur que fut le christianisme. Un fou ! Tout ce qui nous vient de la donnée chrétienne est entaché d’erreur, et le génie de Tolstoy sombre dans un mysticisme nuageux et enfantin. Mécaniquement, l’être humain est un engin de reproduction. La nature ne tient pas compte des individus, elle ne s’occupe que de son expansion continue dans le temps et dans l’espace.

L’homme doit remplir son devoir de procréateur ou être rayé comme inutile.

Et Mme Clémence Royer me dit au moment où je prenais congé :

— D’ailleurs, je traiterai la question moi-même et je vous enverrai une lettre. L’erreur spiritualiste, l’erreur chrétienne… voilà le défaut, il faut s’en libérer.