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Pendant deux heures, assis chacun dans un coin de l’auberge, nous méditâmes amèrement. Le mystère était expliqué maintenant, et il était assez compréhensible que nos chevaux nous eussent abandonnés. Sans le moindre doute, ils se trouvaient sous ce hangar un quart de minute après nous avoir quittés et ils avaient dû surprendre et savourer toutes nos confessions et lamentations.

Après déjeuner cela alla mieux et le goût de la vie nous revint bientôt. Le monde avait repris ses charmes et l’existence nous était aussi chère que jamais. Mais voici qu’un malaise survint qui m’envahit et se mit à me persécuter. — Hélas ! ma régénération était incomplète — j’avais envie de fumer ! Je résistai de toutes mes forces, mais la chair fut faible. Je m’en allai me promener et luttai avec moi-même pendant une heure. Je me rappelai mes promesses de réforme et m’endoctrinai avec persuasion, avec indignation, avec persévérance. Le tout en vain ; je me surpris bientôt en train de fureter, l’oreille basse entre les tas de neige pour y chercher ma pipe. Après une longue exploration je la découvris et je m’esquivai pour aller me cacher et en déguster une. Je m’arrêtai un bon moment derrière la grange, me demandant l’effet que cela me ferait si mes camarades, plus courageux, plus énergiques et plus loyaux que moi, me pinçaient dans ma dégradation. À la fin, j’allumai ma pipe, aucun être humain ne pourra jamais se sentir plus plat et plus bas que je ne le fus alors. J’étais honteux d’être en ma propre et pitoyable compagnie. Craignant toujours d’être vu, je crus que peut-être l’autre côté de la grange m’offrirait un peu plus de sécurité et je tournai le coin. Et comme je tournais le coin en fumant, Ollendorff tournait l’autre avec sa bouteille à sa bouche et par terre, entre nous deux, Ballou sans méfiance s’absorbait en une partie de « solitaire » avec les vieilles cartes poisseuses.

L’absurdité ne pouvait aller plus loin. Nous nous serrâmes la main et nous nous convînmes de ne plus parler de « conversions » ni d’ « exemples pour les jeunes générations ».

Nous arrivâmes à Carson en temps voulu et nous nous y reposâmes. Le besoin de repos et le souci des préparatifs à faire pour notre voyage à l’Esméralda nous y retinrent une semaine, ce qui nous donna l’occasion d’assister au jugement du grand procès de l’éboulement de terre (Hyde contre Morgan) — épisode encore aujourd’hui fameux au Nevada. Après un mot ou deux d’explication indispensable je raconterai l’histoire de cette mystérieuse affaire.

(À suivre.) Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.