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j’en ai voulu à M Ballou pour m’avoir invectivé et appelé un logarithme, chose que je ne connais pas, mais qui est sans doute regardée comme déshonorante et honteuse en Amérique ; cela m’est resté sur le cœur et m’a beaucoup vexé, — mais n’en parlons plus ; je pardonne à M. Ballou de tout mon cœur et…

Le pauvre Ollendorff n’y tint plus et pleura ; il n’était pas le seul, moi aussi je pleurais, ainsi que M. Ballou. Ollendorff retrouva sa voix et me pardonna des choses que j’avais dites ou faites. Puis il tira sa bouteille de whisky et déclara que, mort ou vif, il n’en absorberait plus une goutte. Il renonçait, disait-il, à tout espoir de vie et, quoique mal préparé, il se soumettrait humblement à son sort. Il aurait voulu être épargné encore un peu de temps, non par égoïsme, mais pour accomplir une réforme entière de son caractère en se consacrant à soulager les pauvres, à soigner les malades et à conjurer le peuple de se garder du fléau de l’intempérance, à rendre sa vie un exemple salutaire pour la jeunesse et la déposer à la fin avec la précieuse réflexion qu’elle n’aurait pas été vécue en vain. Il termina en disant que sa réformation commencerait sur le champ, en présence même de la mort, puisqu’il ne pouvait pas compter sur un laps plus long pour la poursuivre au bénéfice et au profit de l’humanité ; et là-dessus il jeta sa bouteille de whisky.

M. Ballou fit des remarques dans le même sens et commença la conversion qu’il n’avait plus le temps de continuer en répudiant l’antique jeu de cartes qui avait consolé notre captivité pendant l’inondation et l’avait rendue supportable. Il dit qu’il ne jouait jamais d’argent, mais qu’il était tout de même persuadé que l’usage des cartes sous n’importe quelle forme était immoral et nuisible, et que personne ne saurait atteindre la pureté parfaite sans les fuir. « Et c’est pourquoi, continua-t-il, en accomplissant cet acte, je me sens déjà plus rapproché de la saturnale spirituelle nécessaire à toute conversion entière et caduque. » Ce fracas de syllabes l’émut comme aucune éloquence intelligible n’eût pu le faire, et le vieillard sanglota avec une tristesse qui n’allait pas sans un mélange de satisfaction. Quant à moi, je jetai ma pipe, renonçant au vice qui avait tyrannisé ma vie. Nous nous passâmes les bras autour du cou les uns des autres et nous attendîmes cette torpeur avant-courrière de la mort par congélation.

Elle arriva bientôt à pas de loup, alors nous dîmes un suprême adieu. Un assoupissement délicieux enveloppa dans ses replis mes sens désarmés, pendant que les flocons de neige tis-