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heures dans ce désert aveugle ! Matin ! celle-là est parfaitement hydraulique ! »

Là-dessus, le vieillard s’emporta en invectives. Il appela Ollendorff de toutes sortes de noms cruels, dit qu’il n’avait jamais vu un imbécile aussi blafard et termina par cette opinion particulièrement venimeuse : « qu’il n’en savait seulement pas aussi long qu’un logarithme. »

Incontestablement nous avions marché sur nos propres traces. Ollendorff et sa boussole mentale tombèrent en disgrâce à partir de ce moment. Après cette dure étape nous nous trouvions encore une fois sur le bord de la rivière avec la silhouette de l’auberge s’estompant vaguement dans la nappe de flocons mouvants. Pendant que nous nous demandions que faire, le jeune Suédois débarqua de la pirogue et prit son chemin à pied vers Carson, chantant sa même chanson insupportable sur « son frère et sa sœur et l’enfant dans la tombe avec sa mère. » En une brève minute il disparut et s’effaça dans les replis blancs de l’oubli. Jamais on n’en entendit plus parler. Sans doute qu’il s’égara et se perdit, que la Fatigue le livra au Sommeil et le Sommeil à la Mort. Peut-être a-t-il suivi nos empreintes perfides jusqu’à ce qu’il ait succombé d’épuisement.

Voici que la Poste Transcontinentale passa à gué le cours d’eau, maintenant en rapide décroissance, et partit vers Carson pour effectuer son premier trajet depuis l’inondation.

Nous n’hésitâmes plus, alors ; nous nous élançâmes à sa suite en trottant gaiement, car nous avions pleine confiance dans la bosse des localités du cocher. Seulement nos chevaux n’étaient pas à la hauteur de l’attelage frais de la poste. Nous le perdîmes bientôt de vue ; mais peu importait, car nous avions pour guides les sillons profonds creusés par les roues. Il était alors trois heures de l’après-midi et par conséquent il n’y avait plus guère de temps avant que la nuit vînt — non pas avec un crépuscule persistant, mais par une tombée subite, comme celle d’une trappe de cave, ainsi qu’elle en a l’habitude dans ce pays. La chute de neige était toujours aussi épaisse que jamais, et naturellement nous n’y voyions pas à quinze pas ; mais, autour de nous, la lueur blanche du champ de neige nous permettait de discerner les pains de sucre lisses, formés par les buissons de sauge ensevelis sous elle, et, devant nous, les deux rainures que nous savions être les ornières des roues se comblant incessamment et disparaissant lentement.

Ces buissons de sauge étaient tous à peu près de la même