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repoussées par les gens suivant leurs tendances sentimentales ; il n’y a là rien de scientifique. Ce qui importe ce sont les arguments pour ou contre ces manières de voir. Or, ceux de M. Grasset ne lui paraissent pas à lui-même inattaquables, puisqu’après avoir démontré (?) que la biologie est une science à part, il admet qu’on arrivera peut-être un jour à la rattacher à la physicochimie. Je ne pourrais pas juger avec assez d’impartialité les arguments de l’école à laquelle j’appartiens, mais j’affirmerai cependant, avec moins de modestie que M. Grasset, que ces arguments me paraissent irréfutables et que, dans l’état actuel de la science, on est en droit de rattacher aux phénomènes mécaniques toutes les manifestations vitales.

Si d’ailleurs M. Grasset nous fait cette concession relativement à la séparation de la biologie et des sciences physiques, c’est parce qu’il est beaucoup plus sûr de la séparer de tout un groupe d’autres sciences : « Je déclare rationnellement et définitivement impossible la suppression des limites que nous allons étudier maintenant sous le nom de limites latérales et de limites supérieures » (p. 22). Entendez par là les limites qui séparent la biologie de la morale, de la psychologie, de l’esthétique, de la sociologie, de la métaphysique et de la théologie. Voilà un programme bien vaste et bien fait pour effrayer ! Les spécialistes de chacune de ces branches de connaissances humaines ne manqueront pas en effet de taxer d’ignorance tout individu qui se permettra de ne pas penser comme eux. Écoutez M. Fouillée, cité par M. Grasset : « Seuls des hommes incompétents peuvent… croire que des atomes bruts, disposés d’une certaine manière, comme les diverses pièces d’un moulin, arriveront à penser » (p. 21). Je suis incompétent, hélas, car je crois précisément que des atomes bruts, disposés de manière à faire un homme, font un homme qui pense. (Pour ce qui est du moulin, je ne sais pas, je l’avoue). Me voilà donc hors de cause, et ceci sera vrai aussi pour la morale, l’esthétique, la métaphysique, etc… ! Mais je me demande si M. Fouillée a vu des atomes et a acquis par là une compétence particulière. Moi, je n’en ai jamais vu et je suis même sûr que je n’en verrai jamais ; je resterai donc incompétent. Ce qui me console c’est que toutes ces sciences qui, d’après M. Grasset, se séparent sûrement de la biologie, sont précisément des sciences qui, jusqu’à présent, n’ont jamais manifesté un caractère impersonnel. Je ne nie pas que plusieurs d’entre elles ne soient appelées à devenir des sciences exactes (qu’est-ce qu’une science qui n’est pas exacte ?), mais, aujourd’hui, elles sont encore des sciences de sentiment. Au contraire, pour la physique et la chimie, qui sont véritablement des sciences impersonnelles, M. Grasset admet qu’il y a doute.

Or cela est très important, car si l’on admet que la vie est un phénomène physicochimique, le déterminisme vital est absolu, la liberté est une illusion et il ne peut plus être question de la morale, au sens que lui donne M. Grasset. Cela n’empêche pas d’ailleurs qu’il y ait une morale, c’est-à-dire un ensemble de lois nécessaires à la vie en société, une hygiène sociale.