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la plaine comme la fumée d’une maison en feu. Nous en étions recouverts comme des meuniers ; ainsi que la voiture, — les mules, les sacs de dépêches, le cocher, nous, les buissons de sauge et le reste du paysage étions tous d’une seule couleur monotone. De longs convois de wagons de transport dans le lointain, enveloppés de volumes de poussière ascendante, donnaient l’illusion de prairies en feu. Ces attelages et leurs maîtres constituaient les seuls êtres vivants en perspective. En somme, nous avancions au milieu de la solitude, du silence et de la désolation. Tous les vingt pas, nous passions à côté du squelette de quelque bête de somme, avec sa peau couverte de poussière tendue fortement sur ses côtes vides. Fréquemment un corbeau solennel se dressait sur le crâne ou sur la hanche et contemplait notre voiture avec une sérénité méditative.

Bientôt on nous montra Carson City. Elle se nichait au bord d’une grande plaine, et était éloignée d’assez de kilomètres pour ne paraître qu’une agglomération de simples taches blanches, dans l’ombre d’une affreuse chaîne de montagnes qui la commandait et dont les sommets semblaient planer bien au-dessus de l’entourage et de la perception des choses terrestres.

Nous arrivâmes, nous débarquâmes, et la voiture continua son chemin. C’était une ville de bois, peuplée de deux mille âmes. La rue principale se composait de quatre ou cinq petits pâtés de magasins en bois blanc, trop hauts pour qu’on pût s’asseoir dessus, mais assez petits pour les autres usages ; bref, presque trop petits. Ils se pressaient les uns contre les autres, côte à côte, comme si la place était rare dans cette gigantesque plaine. Le trottoir était en planches plus ou moins consolidées et portées à résonner sous le pied. Au milieu de la ville, en face des magasins, se trouvait la « plaza » qui est un produit indigène dans toutes les villes en deçà des Montagnes Rocheuses, — grand espace vide, plat et ouvert, avec un mât de la liberté, très utile comme local pour les ventes à l’encan, les marchés aux chevaux, les rassemblements en masse et aussi pour faire camper les convois. Deux autres côtés de la plaza étaient bordés de magasins, de bureaux et d’écuries. Le reste de Carson City était assez clairsemé.

On nous présenta à plusieurs habitants, au bureau de poste et tandis que nous allions de l’hôtel au logis du Gouverneur, — entr’autres à un certain M. Harris qui était à cheval. Il allait dire quelque chose, quand il s’interrompit par cette remarque :

— Je vous demanderai de m’excuser une minute ; voilà là-bas