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commençait à se répandre sur la terre ferme de la berge. Des gens couraient ça, et là amenant leurs chariots et leurs bêtes à côté de la maison, car le tertre où elle s’étendait ne comprenait qu’une dizaine de mètres en avant et une trentaine environ en arrière. Tout près de cet ancien lit de la rivière dont je viens de parler, se trouvait une petite écurie en bois où étaient logés nos chevaux. Pendant que nous regardions, les eaux augmentèrent si rapidement à cet endroit qu’en quelques minutes un torrent rugissait auprès de la petite écurie, et son bord gagnait constamment vers elle. Nous comprîmes soudain que cette inondation n’était pas un simple spectacle de fête, mais qu’elle menaçait dommage et non seulement pour la petite écurie en bois mais pour les bâtiments de la poste, voisins de l’ancienne rivière, car les vagues atteignaient maintenant le rivage, contournaient les fondations et envahissaient le grand parc à fourrage contigu. Nous courûmes en bas rejoindre la foule des gens éperdus et des bêtes épouvantées. Nous entrâmes avec de l’eau jusqu’au genoux dans l’écurie de bois, nous détachâmes nos chevaux et nous ressortîmes avec de l’eau presque jusqu’à la taille, tellement le niveau montait vite. Puis la foule se précipita en masse au parc à fourrages et se mit à démolir les vastes piles de foin pressé et à en rouler les balles en haut du terre-plein, près de la maison. Là-dessus on découvrit qu’Owens, un cocher de la Poste, manquait : quelqu’un courut à la grande écurie, y entra dans l’eau jusqu’au haut de ses bottes, le découvrit endormi dans son lit, le réveilla et repartit. Seulement Owens était engourdi et il reprit son somme ; mais pour une minute ou deux seulement, car tout de suite, en se retournant dans son lit, il laissa pendre sa main par dessus le bord et la plongea dans l’eau froide. Elle venait au niveau du lit. Il sortit en barbotant jusqu’à la poitrine et un instant après les briques séchées au soleil fondirent comme du sucre, le grand bâtiment croula en miettes et fut emporté en un clin d’œil.

Les Indiens étaient bons prophètes, mais d’où tenaient-ils leur renseignement ? Je ne saurais répondre à cette question.

Nous restâmes claquemurés huit jours et huit nuits en compagnie de cette curieuse équipe. Les jurons, l’ivrognerie et les cartes étaient à l’ordre du jour ; parfois on ajoutait une rixe au programme, pour changer. La saleté et la vermine — mais oublions ces particularités là ; leur profusion est simplement inconcevable — il vaut mieux qu’elle le demeure.

Il y avait deux hommes… — mais ce chapitre est assez long.

(À suivre.) Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.