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Or il est évident que l’abaissement des salaires réels (en dépit des sophismes économiques touchant l’augmentation des salaires nominaux) résultant de l’outillage perfectionné et de la substitution de l’ouvrière à l’ouvrier, a contribué puissamment à rendre ces familles végétariennes par nécessité. Ainsi le veut le « bâton du capital ». Chaque fois qu’un fabricant substitue une ouvrière à un ouvrier, c’est un morceau de viande qu’il retire de la bouche d’un enfant ou d’une femme — et tout se passe, apparemment, comme s’il la leur donnait.

Partout où la main-d’œuvre féminine est employée, elle évince régulièrement la main-d’œuvre masculine. Celle-ci, supplantée de la sorte, veut vivre ; elle s’offre moyennant un salaire plus bas. Cette offre influe encore sur le salaire de la femme.

La diminution du salaire devient une sorte de vis sans fin qui fait mouvoir avec d’autant plus de force le mécanisme du progrès industriel, toujours en révolution, que ce mouvement progressiste évince aussi la main-d’œuvre féminine et multiplie l’offre des bras pour le travail. Des découvertes, des procédés industriels nouveaux combattent dans une certaine mesure cet excès de main-d’œuvre, mais pas avec assez d’efficacité pour arriver à de meilleures conditions dans le travail. Car tout accroissement de salaire, au-dessus d’une certaine mesure, détermine le patron à se préoccuper d’améliorer encore son outillage et à remplacer le cerveau et les bras humains par la machine, automatique et sans volonté. Si, à l’origine du système de production capitaliste, le travailleur masculin s’est épuisé à lutter contre le travailleur masculin, aujourd’hui c’est un sexe qui lutte contre l’autre, et par la suite on luttera âge contre âge. La femme supplante l’homme, et elle sera supplantée à son tour par l’enfant. Voilà ce qui constitue « l’ordre moral » dans l’industrie moderne [1].

Dans une réunion de la Société d’Économie sociale, tenue en juin 1901, M. Maurice Vanlaer, étudiant le travail féminin dans l’industrie française, principalement la filature de lin et la filature de coton à Lille, disait :

Sur 50 344 individus employés dans les fabriques de Lille, on compte 13 546 femmes de plus de dix-huit ans et 4 835 filles de moins de dix-huit ans, soit au total 18 481 travailleurs féminins ou près des deux cinquièmes. Le plus grand nombre de ces travailleurs féminins sont employés dans l’industrie textile. La filature de lin a environ les deux tiers des son personnel qui est féminin. La proportion des femmes est de moitié dans les filatures de coton. C’est dans le tissage que l’homme se défend le mieux : il y occupe environ les deux tiers des places…

Et il ajoutait :

Le salaire féminin s’est sensiblement élevé depuis un demi-siècle. L’ouvrière qui gagnait en 1850, 1 fr. 50 par jour dans la filature de lin reçoit aujourd’hui 2 fr. 50. Celle qui recevait 1 franc dans la filature de coton reçoit 2 fr. 50 [2].

On voit que M. Maurice Vanlaer, comme tous ses confrères en économie, s’illusionne encore sur l’élévation du salaire nominal.

  1. La Femme dan » le passé, le présent et l’avenir, par Auguste Bebel.
  2. Voir compte-rendu de la réunion dans la Réforme sociale du 1er juillet 1901.