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Elle avait été projetée, par une détente réflexe d’éblouissement, hors de la voiturette, sur le sol.

Durant sa chute, une spontanée langueur l’avait envahie, mais le choc avait été rude comme un réveil de la mort. Elle ne mourut pas cependant ; on la posa sur une civière, puis, lentement, frôlant les trottoirs blancs sous la lune, une voiture des ambulances l’emporta dans la nuit. Pendant ce temps, des gens attirés par l’odeur rouge de l’accident discutaient encore, et Neuilly bruissait, clinquant, était tout fête !

À l’automne suivant, un jour où les rafales plaquent les jupes aux jambes et dépouillent les arbres, derrière la vitre d’un magasin de modes. Hortense plus pâle, avec des yeux plus verts, des pupilles étrangement foncées, regardait la chaussée d’Antin. Elle était assise, occupée à rucher un tulle, et un bout de bois noir passait parfois sous sa jupe lorsque, rêvant, sa coquetterie vigilante oubliait. Elle avait été amputée d’une jambe, et, par une réaction de sensibilité singulière, elle s’était mise à aimer ses doigts, à les aimer maniaquement, comme on aime une sensation habituelle et mystérieuse.

Elle passait ses journées à coudre maintenant. Toute sa douleur intime se dégageait ainsi et souvent elle exaspérait sa détresse, quand, travaillant cruellement, ses nerfs geignaient sous l’aiguille.

Le contact de la mort, lors de son accident, n’avait pas guéri son spleen. Au lieu d’exalter ses facultés ardentes, le contact suprême trop violent pour sa nature débile, les avait éteintes à jamais. Enfin, n’eût été le bout de bois ciré aperçu parfois sous sa robe. Mlle Hortense n’aurait pas eu d’histoire.

Yvonne Vernon