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démarche assurée et grave avec candeur. Ces sacerdotes du pouvoir abandonnaient leur dignité de manières ; les gros surtout coulaient lentement dans la foule, la serviette lâche sous le bras, le canotier à l’arrière, et les privilégiés habitant la banlieue se hâtaient vers la gare, en portant des paquets gras.

Derrière la porte vitrée d’un magasin de modes, une jeune fille regardait. Son buste gracile était moulé dans du noir, elle avait un visage irrégulier à la pulpe lymphatique, des yeux d’étang et des cheveux de teinte indécise, coiffés haut et savamment. Un rien de cette coquetterie qui emmèche les Parisiennes avivait son corsage d’un frisson de dentelles. Sa toilette représentait symboliquement son état psychique de demoiselle de magasin, c’est-à-dire beaucoup de mélancolie avec un rien de frivolité à fleur d’âme. Ce n’était pas un caractère d’élite que celui de Mlle Hortense, mais il était intense cependant en sa ténuité de grisaille. Ces caractères sont communs à Paris dans le milieu commercial, où le perpétuel contact avec les étrangers finit par stériliser les instincts vigoureux chez les individus chargés de l’entretenir.

Mlle Hortense était dans ce cas. Toutes ses impulsions de fillette précoce et passionnée avaient dégénéré sous une sorte de maîtrise perverse de volonté. L’habitude de contraindre ses gestes, de les rendre utiles, de servir en un mot, avait façonné son intelligence. Elle réglait ses sentiments comme un livre de comptes, mesurait ses impressions à leur juste valeur, mutilait ses conceptions pour les rendre pratiques, enfin, avait ce sens superficiel du positif qui mène les logiques les plus équilibrées à un suicide inévitable. Ce suicide fictif elle le sentait déjà, quoique très jeune, profond comme un trou dans son âme. Le spleen, c’était le spleen de ne pas renouveler ses idées, de ne pas pouvoir modifier la physionomie de sa conscience ; voir toujours manœuvrer sur le tréteau de son intelligence les mêmes silhouettes mesquines des mêmes intérêts, les mêmes fantoches des pâles désirs ; ne jamais se sentir labouré par le galop des folles fantaisies ; ne jamais être pétrie par les tenailles ou les caresses des vivantes sensations… Cette impuissance la hantait, et quand elle était seule, elle triturait ses membres avec détresse, comme pour leur demander naïvement le secret de leur anémie. En résumé, c’était une martyre de sa sensualité, martyre du cynisme social qui lui infligeait le devoir d’une situation inappropriée à elle-même. Son honnêteté était immorale par rapport à ses tendances, car toute force conventionnelle tuant une force instinctive tue le droit, et son droit, à cette fille, c’était d’être courtisane ! Elle n’avait pas été constituée pour tordre de chic des rubans, coudre des fleurs, manier des tulles, elle avait été constituée pour le rôle, profond jusqu’à la souffrance, de la volupté. Cette demoiselle au buste gracile, au geste utile, au mi-sourire fixe, aux paroles compassées, eût été une fauve superbe, déchaînée. Elle aurait trouvé des impulsions magnifiques, elle aurait eu des caresses inspirées, elle aurait hypéresthésié ses proies…

Cette demoiselle lymphatique coiffée haut et savamment : quelle pantelante beauté dans ses cheveux épars…