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des syllabes murmurées qui lui arrachaient les nerfs, enfin, être seule, être délaissée, cette déception la lancinait et faisait redoubler, comme une sorte de rage, son activité.

Eugénie balayait la salle, soignait le poulailler, versait à boire, apprêtait les volailles, gonflait les pneus des bicyclettes, servait les repas sous les tonnelles.

Elle parlait peu, se supportait pas les observations, évinçait de mots saccadés les « raisons » de Mme Victoire. Le matin, le garçon boucher, un beau gars, avec un teint de pré-salé, des bras bleuis de veines et des yeux de faïence, tâchait bien de la plaisanter quelquefois, mais Eugénie, hostile, repoussait ses ricanements avec une énergie intimidante. Elle avait de la sympathie pour ce beau mâle, et la conscience que sa laideur était l’objet bouffon de ses avances la rendait honteuse, la faisait ainsi brutale.

— Il faudra, Eugénie, pour aujourd’hui, trois poulets et deux lapins, dit Mme Victoire. On cuit déjà : il y aura donc beaucoup de monde ; surtout n’oubliez pas de rincer les abatis convenablement, afin qu’on les accommode. Ces niais-là de Parisiens ne vont pas se figurer qu’on ne mange que les blancs de poulets, il y a aussi les abats, ajouta-t-elle en riant, qui ne sont pas toujours à déconsidérer dans l’monde !

Sans répondre, Eugénie se dirigea vers la basse-cour, la mine renfrognée, les poils de la lèvre supérieure drus et hérissés singulièrement. Elle releva au-dessus du coude ses manches roses où pendaient des fanfreluches, puis ayant attrapé par la queue une poule sautillante, de ses mains courtes, aux ongles plats et noirs, elle étrangla la bête.

Ce fut une longue opération : après avoir plumé, il fallut, d’un coutelas avisé, vider la pauvre chair qui retomba flasque sur des os cariés. Eugénie ayant avalé une plume voltigeante, toussa, cracha, en grommelant. Elle tira la membrane du gésier, elle entra ses doigts avec frénésie dans boyaux déliquescents, mous, glandulaires. Elle vengeait son éternelle désillusion d’amour en le geste lugubre et grossier d’un meurtre et d’un nettoyage. Sentir au bout des doigts la souffrance palpable, les imbiber d’immondices, cette ignominieuse volupté la soulageait instinctivement. Elle n’avait pas cependant de viles et cruelles tendances, mais elle souffrait, et elle ignorait la résignation.

Il vint, en effet, ce jour-là, beaucoup de monde.

Mme Victoire n’avait pas eu tort d’anticiper sur la quantité de victuailles nécessaires. Les gibelottes surtout eurent un charme fort goûté, qui déconcerta un peu la vogue des fritures. Au crépuscule, au train de cinq heures, il débarqua un jeune couple qui paraissait ardent, avide et inquiet. Ils restèrent pendant deux heures dans le chemin feuillu, tout près de l’eau, sous les saules, et quand survint l’heure du dîner, ils choisirent un bosquet isolé, à peine éclairé, sans lanternes vénitiennes. Eugénie les servit. Elle était troublée, à s’en évanouir, des arômes brûlants qui se dégageaient de leur tacité. Ils ne parlaient pas, mais au moindre mouvement, au frôlement banal d’un bras pour passer un plat, elle sentait, dans sa chair rugueuse, les échanges passionnés de leurs