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Souvent il y avait des discussions. Cela commençait sur un sujet d’ordre théologique, puis cela dégénérait sentimentalement en scènes de reproches, piailleries, piques de la part des deux vieilles filles qui geignaient mutuellement, jalouses de son amitié. Mme Hauser était vis-à-vis de leur continence et de leur curiosité, la personne un peu mystérieuse, vaguement supérieure, qui a été mariée ! Quoique détractrices intéressées du mariage, féministes de profession, les vieilles filles n’en regrettaient pas moins leurs destinées. Leurs doigts tremblaient au contact d’un objet nuptial, tel que l’anneau d’or que portait Mme Hauser au doigt, et leurs yeux dans le parloir devenaient fixes et étranges devant le bouquet de fleurs d’oranger, raide sous un globe.

Malgré ces sympathies, ce prestige et sa bienveillance, Mme Hauser devint triste comme la pluie. Elle serrait frileusement ses vieux os, que nulle affection vitale ne pouvait ranimer, dans la dernière chaleur de son égoïsme. La nuit, quand il faisait mauvais, que les volets claquaient sous le vent, que l’eau ruisselait sur les toits, elle aspirait avec sa misérable chair boursouflée et tremblotante à de la chaleur humaine. Il lui semblait qu’elle aimerait maintenant son mari, son pauvre mari incertain, qu’elle n’avait jamais aimé, qu’elle avait pleuré sans âme, son pauvre mari dans la tombe, qu’elle évoquait éperdument, tant ses sens étaient glacés et solitaires !

Quant au pasteur, l’expression la plus intime et la plus chère de son rêve d’amour, il n’était jamais évoqué dans ces nuits de détresse. Elle éprouvait une sorte de pudeur mystique à ne l’associer qu’à certaines de ses pensées. Il demeurait le confident spirituel que la séparation, la vieillesse ne peuvent altérer ; elle le mettait dans l’iconostase de son cœur, à l’abri des maladresses et des poussières de la vie.

Cependant une circonstance imprévue devait ébranler la morne existence de la bonne dame : le pasteur de sa paroisse vint lui annoncer un soir son changement de diocèse, en même temps que la venue prochaine d’un successeur. Ce successeur était son premier ami, marié et père de famille. La secousse fut si rude que d’abord elle l’affola. Elle ne parvenait pas à calmer son trouble, elle demeurait hébétée avec un petit rire frénétique, un peu surnaturel. De la nuit, elle ne put dormir : elle allait à la fenêtre, respirait la calme atmosphère de la place nocturne, récitait intérieurement des louanges à la gloire de la création, chantait des cantiques au clair de lune, se sentait envahie d’une immense pitié, d’un universel amour, enfin redevenait la jeune fille amoureuse et romanesque. Soudain, le poignard de la réalité éventra son rêve, lui rendit la raison. Elle se regarda. Elle vit l’ombre, sur la muraille, de son corps déformé, elle tâta sa chair flasque, ses seins pendants comme si de multiples allaitements les avaient épuisés. Elle se sentit finie, inconsolable. Un crucifix rigide tendait au-dessus de son lit les bois noirs de ses bras hiératiques, mais elle éprouvait de la honte, une honte d’impudicité à lui demander secours pour une souffrance impure ! Un préjugé puéril la vouait d’avance à la damna-