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Spleens

DE VIEILLE DAME


C’était une exquise petite vieille que Mme Hauser. Elle avançait en trottinant, elle avait des gestes courts et modelés, elle employait des mots ridés, chiffonnés, un peu pareils à sa figure, pour traduire ses pensées familières faites d’ordre, de probité et de tradition. Elle était veuve. L’épreuve conjugale, brusquée par un dénouement, l’avait peu modifiée. Elle était veuve de race, veuve à la manière de ces femmes chez qui cet état est si naturel, qu’on ne pourrait les caractériser autrement. Elle n’avait ni la mesquinerie de la vieille fille, ni l’audace de la femme affranchie, ni le prestige vénérable de la grand-mère. Elle était vraiment celle qui fut normale, celle qui fut épouse, celle dont la page de vie fut copiée sur l’original d’innombrables mêmes destinées. Mme Hauser déplorait de n’avoir pas eu d’enfants. Surtout après la mort de son mari, l’absence de soutien pour appuyer son égoïsme lui fut pénible. Elle aurait voulu avoir des enfants pour être choyée, dorlotée, enfin, que leur tendressé fût constamment efficace, car Mme Hauser ne percevait profondément que les faits. Mais pour cela ces enfants auraient dû grandir spontanément, elle ignorait la douceur de l’éducation, et elle imaginait le sentiment maternel comme une espèce de gratitude volontaire, donnée en échange d’un culte filial matériellement manifesté. Pour se dédommager de son abandon. Mme Hauser replia toutes ses facultés affectives sur elle-même. Confinée en province, dans une grasse petite ville d’Allemagne où le loisir épicurien s’épanouit sous des toits gothiques, elle vécut de longues années pâles et savoureuses. Sa jeunesse s’effeuilla insensiblement. Elle ne regardait pas le temps dans les miroirs, et sa conscience solitaire s’embarrassait peu de soucis vagues. Sa vie s’écoulait monotone, aux reflets d’une lampe à huile, ou aux lueurs lactées des jours ternes à travers les vitres. Généralement elle tricotait. Derrière ses besicles, son œil minutieux observait tout. Elle voyait aussi bien les grains de poussière dans les rainures des boiseries que les moindres détails des aspects du dehors. Quand il faisait tiède, on ouvrait la croisée et, au-dessus des caisses d’œillets et de capucines, elle regardait la place, les façades grises et ciselées, les carreaux taillés à facettes, les épis faîtaux éclos parmi les tuiles, les gargouilles d’un vieux palais. Il y avait au milieu de la place une fontaine Renaissance avec des tritons joufflus et naïfs, qui plaisaient infiniment à Mme Hauser. Elle aimait à rêvasser au bruit des gouttes lentes glissant sur leur rouille, et elle les considérait en leur vétusté comme les compagnons de sa vie moisie et solitaire.

Un soir d’hiver où la neige tombait moelleusement. Mme Hauser, assise dans sa salle à manger, sous les verts reflets d’un abat-jour,