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tu serais lasse, m’asseoir à côté de toi, à la lisière du bois, dans les ombres du soir, et alors aspirer le parfum de la terre du bois mouillée et de la prairie et de ton corps, et absorber en soi la beauté du monde ; et croître, grandir grâce à ces forces de beauté qui pénètrent dans l’œil par mille rayons, dans le cerveau par mille atomes, en devenir tout plein, et se sentir riche de ces forces de tension latentes et concentrées ; et cette richesse, la transformer en amour, en pensée, et faire produire à ces forces réduites en mouvement une force nouvelle — inépuisable... voilà ce qui s’appelle « vivre » !

Mais nous — nous ne vivons pas !!


LA PRIMITIVE

Un café de nuit. 4 heures.

Sept noctambules sont assis devant une table. Ils attendent le matin, le matin rosé et doré, comme les touristes sur le Schafberg, sur le Righi.

Mais, vraiment, ce n’est pas l’air des montagnes qu’on respire ici.

Le noctambule est la machine « homme » déraillée et qui commence à trébucher ; elle s’élance de ci, elle s’élance de là, fait des efforts inutiles, dépense sa force en vain, tombe à la renverse et reste à terre comme l’ivrogne dans la boue du ruisseau.

Ces gens sont assis ; ils dépensent de l’argent, bavardent, bavardent, disent la moindre chose avec grande importance et sont totalement ivres.

Et les voilà qui engagent des paris, et qui s’échauffent.

Les cochers de fiacre sont assis à une autre table. Ils ont tous une brutalité tranquille et rentrée. L’orage n’éclate que rarement — pour ainsi dire jamais. Tout, en eux, est comme ficelé ; tout s’en va, je crois, par le cheval : « Va donc, canaille !... » Et un coup de pied dans le ventre. Mais la canaille est au café... ou ailleurs. La pauvre bête n’est que le représentant. Toutes les passions s’écoulent par ce canal : le cheval.

Une jeune fille avec un merveilleux visage pale s’appuie à la table qu’occupé un jeune homme pale.

— Qu’avez-vous ? demande le jeune homme. Et il effleure doucement sa belle main blanche.

— J’ai peur, répond la jeune fille.

— Que vous veut donc cet homme-là ?

— Rien... Je crois qu’il me battra quand je sortirai. Je n’ose pas rentrer. Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui m’aime... J’ai besoin d’argent, de belles robes. Mais il va me battre...

— Venez avec moi, dit le jeune homme en se levant,

Il éprouvait une sympathie profonde pour ceux qui proclament l’expression sincère de leur être intérieur, même avec brutalité — comme la nature.

« Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui m’aime... ! J’ai besoin d’argent, de belles robes... » Cela le ravissait. Il aimait ceux pour qui la langue