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Faits divers



UN DRAME CHEZ LES FOLLES

La chose est si simple, si naturelle, qu’elle vaut à peine d’être contée. Dans un asile d’aliénés, à Privas, deux femmes du dortoir des agitées, la femme G…, trente-et-un ans, et la femme D…, quarante-deux ans, bouclées sur leur lit, ayant la camisole de force, et vivant avec leurs nerfs dans cette compression constante qui aiguise les manifestations de la liberté, se prennent de querelle. Sait-on comment se querellent les fous et ce que contient de rage envers soi-même le geste qui châtie ? Ne disons-nous pas, dans la vie courante des hommes sains : « Je ne sais quelle puce l’a mordu : il est d’une humeur massacrante. » Imaginez vous-même que vous soyez lié toute la journée sur votre lit et que vous vous disputiez avec votre voisin. D’injure en injure les cris montent. La salle est sombre et frissonnante comme au dortoir des agitées. Il y a des cris tout à l’entour, des cris par bordées, des cris par coulées, et qui grincent encore comme des couteaux qu’on aiguise à des meules. Les folles rampent sous leurs liens, tous les nerfs sont là, et c’est un étrange glissement, des meurtrissures à chaque attache, une crispation des pieds et la rage qui soulève. La bave s’échappe des mâchoires, le feu suit les membres et passe en torrent. La femme G… parvient à défaire la boucle qui la fixait à son lit. Je vous dis que tout le reste est naturel.

Elle s’élance sur sa compagne. Ses mains sont emprisonnées dans la camisole de force. Il ne lui reste que les coudes et les dents pour se venger. Elle enfonce les coudes dans la bouche de la femme D…, serre, appuie, l’étouffe, puis, la besogne des coudes étant faite, se précipite comme un chien qui ne sait pas se servir de ses pattes. Elle la mord au visage, la mord aux joues, la mord à la bouche, au menton, au nez. Est-ce que nous n’avons pas tous voulu « bouffer le nez » à quelqu’un ? Est-ce que dans le moment des colères nous n’avons pas frappé au visage ?

Quand les gardiennes firent leur ronde, à quatre heures du matin, elles trouvèrent la victime agonisante. Le nez, la bouche, le menton étaient dévorés, et la peau du front enlevée. Elle a rendu le dernier soupir quelques instants après.

Je découpe ceci dans un journal. Nous apprenons ainsi que les gardiennes font une ronde à quatre heures du matin. Et nous apprenons encore que dans un dortoir d’agitées il n’y a de secours et de protections que dans les liens. On traite les folles comme des paquets bordés et ficelés, on range chacun dans sa case, puis l’on s’en va chez soi en attendant la ronde de quatre heures du matin.