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système, sans eau pour les mules et sans relayer l’attelage. Du moins nous le maintînmes pendant dix heures, ce qui, je compte, fait un jour, et un jour assez honnête dans un désert d’alcali. Il dura, de quatre heures du matin jusqu’à deux heures du soir. Et il faisait si chaud ! si étouffant ! et nos bidons d’eau se trouvèrent à sec au milieu du jour, et nous eûmes si soif ! C’était si bête, si fatigant, si ennuyeux ! et les heures assommantes se traînaient en s’attardant et en boitant avec une si cruelle délibération ! C’était si décourageant de donner à sa montre un long délai de repos bien tranquille, et puis de la tirer et de constater qu’elle n’avait fait que flâner sans essayer d’aller un peu de l’avant. La poussière d’alcali gerçait les lèvres, persécutait les yeux, corrodait les membranes délicates et nous faisait saigner du nez et cela sans interruption ; oui, sincèrement et sérieusement, le romanesque s’était évanoui et avait disparu bien loin, laissant notre trajet dans le désert à son amère réalité, une réalité assoiffée, torride, interminable, odieuse.

Cinq kilomètres à l’heure pendant dix heures, telle fut notre prouesse. Il nous était difficile d’arriver à la compréhension d’un pareil train d’escargot, nous qui avions l’habitude de faire de 13 à 16 kilomètres à l’heure. Quand nous atteignîmes la station à la limite extrême du désert, nous fûmes contents, pour la première fois, d’avoir le dictionnaire avec nous, parce que jamais nous n’aurions pu trouver de langage pour exprimer notre joie dans aucune espèce de dictionnaire, si ce n’est un dictionnaire complet avec des illustrations. Mais on n’aurait pu trouver, dans toute une bibliothèque de dictionnaires, de langage suffisant pour dire à quel point les mules étaient fatiguées après leur coup de collier de 37 kilomètres. Essayer de donner au lecteur une idée de leur soif ce serait « dorer l’or fin et peindre le lys ».

Tiens, maintenant qu’elle est là cette citation me paraît déplacée ; mais qu’elle y reste, tant pis ! Je la trouve gracieuse et séduisante ; aussi ai-je essayé maintes fois de la caser d’une manière appropriée : je n’y ai pas réussi. Ces efforts ont distrait et dérangé mon esprit et donné à mon récit un aspect incohérent et démembré, par endroits. Dans ces conditions, il me semble préférable de la laisser ci-dessus, puisqu’au moins cela me procurera un répit momentané à l’effort où je me harasse pour la caser à propos.

(À suivre.)
Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.