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petite heure, après quoi nous fûmes honteux de notre « emballement ». La poésie de la chose est toute dans l’anticipation ; dans la réalité il n’y en a pas. Imaginez un vaste océan sans vagues, frappé de mort et réduit en cendres ; imaginez cette immensité solennelle duvetée de buissons de sauge couverts de cendres ; imaginez le silence de mort et la solitude qui caractérisent un pareil lieu ; imaginez une voiture rampant comme un limaçon au centre de cette plaine sans rivages et soulevant des amoncellements de poussière comme si c’était un limaçon à vapeur ; imaginez la monotonie douloureuse de cet effort et de ce labeur se soutenant heure après heure et le rivage restant en apparence toujours aussi éloigné ; imaginez l’attelage, le cocher, la voiture et les voyageurs revêtus d’une couche de cendres si épaisse qu’ils sont tous de la même couleur… incolore ; imaginez les flocons de cendres se perchant sur les moustaches et les sourcils comme de la neige accumulée sur des buissons et des branches. Voilà la réalité.

Le soleil darde ses rayons avec une malignité d’enfer cuisante et implacable ; la sueur sort de chaque pore chez les bêtes et les gens, mais à peine émerge-t-elle à la surface ; elle s’est évaporée avant d’y arriver ; il n’y a pas la moindre haleine d’air en mouvement ; il n’y a pas un seul lambeau miséricordieux de nuage dans tout le brillant firmament ; il n’y a pas une créature vivante visible, dans quelque direction que l’on scrute la plaine vide qui déroule ses kilomètres monotones de chaque côté de nous ; il n’y a pas un son, pas un soupir, pas un chuchotement, pas un bourdonnement, pas un frôlement d’ailes ou un pépiement lointain d’oiseau, pas même un sanglot des âmes défuntes qui sans doute peuplent cet air mort. Aussi l’ébrouement momentané des mules au repos et leur mordillement sur le mors éclatent-ils discordants dans l’immobilité lugubre, sans dissiper le maléfice, mais en l’accentuant plutôt et en rendant plus frappantes qu’auparavant la solitude et la désolation.

Les mules, à grand renfort de jurons, de caresses et de claquements de fouet faisaient à de lointains intervalles « un emballage » et tiraient la voiture pendant cent ou deux cents mètres, soulevant un nuage moutonneux de poussière, qui roulait en arrière, enveloppant le véhicule jusqu’au sommet des roues ou plus haut et lui donnant l’air d’être à flot sur un brouillard. Puis venait un repos, avec l’ébrouement et le rongement de freins habituels. Puis un autre « bond » d’une centaine de mètres et un autre repos. Pendant toute la journée nous maintînmes ce