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l’être humain moyen est prêt à rougir chaque fois qu’il pense à sa misérable période à cinq cents (0 fr. 25). Quels coups de soleil j’attrapais à force de rougir, dans le fastueux Nevada, chaque fois que je me rappelais ma première aventure financière à Lac Salé. La voici. Un jeune métis avec un teint comme une veste de galérien me demanda à cirer mes bottes. C’était à la Maison du Lac Salé, le lendemain matin de notre arrivée. Je lui dis oui. Il les cira. Ensuite je lui tendis une pièce d’argent de cinq cents (0 fr. 25) avec l’air bienveillant de quelqu’un en train de conférer l’opulence et le bien-être à la pauvreté souffrante. La veste jaune la prit, avec ce que je jugeai être de l’émotion contenue, et la posa respectueusement au milieu de sa large paume. Puis il se mit à la contempler, ainsi qu’un savant contemple l’oreille d’un moucheron dans le vaste champ de son microscope. Plusieurs montagnards, charretiers, cochers de la poste, etc., s’approchèrent, s’adjoignirent à la figuration et se mirent à examiner la pièce d’argent, avec cette indifférence charmante pour la politesse qui est remarquable chez le hardi pionnier. Bientôt la veste jaune me rendit ma demi-dîme, en me disant que je devrais mettre mon argent dans mon porte-monnaie et non pas dans mon cœur, qu’alors il ne se ratatinerait pas de la sorte. Quel rugissement de rires vulgaires éclata ! Je détruisis ce reptile hybride sur le champ, mais je souris, et je souris en détachant son scalp, car la remarque était vraiment bonne, de la part d’un Indien.

Oui, nous avions appris à Lac Salé à payer de gros prix sans laisser notre frisson paraître à la surface, car là déjà nous avions écouté et noté la teneur de la conversation chez les cochers, les conducteurs, les palefreniers et en dernier lieu les habitants de Lac Salé, ce qui nous avait bien convaincus que ces êtres supérieurs méprisaient les « émigrants ». Nous ne nous permettions aucun frisson révélateur, aucune altération dans la physionomie, car nous voulions passer pour des pionniers, ou des Mormons, des métis, des routiers, des cochers de la poste, des assassins de Mountain Meadows, n’importe quoi de ce que les plaines de l’Utah respectaient et admiraient ; mais nous étions misérablement honteux d’être des émigrants, et assez fâchés de porter des chemises blanches et de ne pouvoir sacrer devant les dames sans détourner les yeux.

Et à maintes reprises, dans la suite, au Nevada, nous eûmes l’occasion de nous rappeler avec humiliation que nous n’étions que des « émigrants », et par conséquent une espèce d’êtres