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se font visibles, d’autre part, crée la clairvoyance somnambulique et dans lequel il faut admettre qu’une excitation intérieure, en sens contraire que ce que fait à l’état de veille l’impression extérieure, pénètre le cerveau du dedans au dehors, où elle rencontre finalement les organes des sens et détermine ceux-ci à manifester à l’extérieur ce qui, comme objet, a pénétré de l’intérieur. Maintenant, nous avons constaté un fait indéniable, c’est qu’à l’audition intime d’une musique, la vue perd de son activité de telle façon qu’elle ne perçoit plus les objets d’une façon intensive : donc, ce serait là l’état provoqué par le monde intérieur des rêves qui, enlevant à la vue sa puissance de perception extérieure, rendrait possible l’apparition des formes fantômales.

Cette explication hypothétique d’un processus physiologique qui ne peut s’expliquer autrement, nous pouvons l’appliquer à l’examen du problème artistique qui nous occupe, afin d’arriver à un même résultat. Les formes fantômales de Shakespeare deviendraient des sons par le fait du complet réveil de l’organe musical intérieur, ou bien les motifs de Beethoven enivreraient la vue privée de sa faculté extérieure jusqu’à la perception nette de ces formes en lesquelles ces motifs, ayant pris corps, s’agiteraient maintenant devant notre œil clairvoyant. Ainsi dans l’un comme dans l’autre cas, en soi essentiellement identiques, il y a une force énorme qui va à l’encontre de l’ordre existant des lois naturelles et se meut de l’intérieur vers l’extérieur, dans le sens admis pour la formation des apparitions. Cette force doit naître d’une nécessité suprême, identique à celle qui, dans le processus vulgaire de la vie, provoque le cri d’angoisse de l’homme lorsqu’il s’éveille soudain d’un profond sommeil après un rêve oppressant ; sauf qu’ici, dans le cas extraordinaire, formidable où se manifeste la vie du génie de l’humanité, la nécessité conduit au réveil en un nouveau monde qui ne peut s’ouvrir à nous que par ce réveil, où rayonne la connaissance avec un éclat incomparable.

Mais ce réveil par nécessité suprême, nous y parvenons au moyen du saut extraordinaire de la musique instrumentale dans la musique vocale si choquant pour la critique esthétique ordinaire. Nous sommes partis de là, dans la discussion de la Neuvième symphonie pour aboutir aux présentes recherches. Ce que nous avons ressenti, c’est une certaine surabondance, une nécessité violente de décharger l’âme à l’extérieur, absolument comparable au besoin de s’éveiller d’un rêve qui nous angoisse profondément ; or l’important, pour le génie artistique de l’humanité, c’est que cette tendance a provoqué un fait artistique grâce auquel a été conféré à ce génie une nouvelle puissance, l’aptitude à créer l’œuvre d’art suprême.

Nous devons conclure que cette œuvre d’art doit être le drame le plus parfait, par suite, bien supérieur à l’œuvre d’art poétique proprement dit. Nous devons conclure ainsi après avoir reconnu l’identité du drame de Shakespeare et de Beethoven. Il nous faut reconnaître encore que ce