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C’est alors que le plantureux colon écrit en France ces lettres indignées où il dénonce des abus, parfois des crimes, qui lui sont d’autant plus connus qu’il en a plus longtemps profité.

Et comme, dans les pays démocratiques de la vieille Europe, quand il s’agit de mesurer la valeur d’un homme et la portée d’une revendication ou d’une flétrissure, l’unité de mesure c’est le billet de banque, le colon riche a des chances d’être entendu.

Mais à quoi bon ! La belle affaire vraiment qu’un racontar de plus ou de moins ! Si les choses vont trop loin, que trop de vérités inquiétantes sortent des cavernes coloniales, il y aura le gouverneur, qui demandera à l’administration, pour le contresigner, un rapport véridique sur les faits et gestes de l’administration : après le gouverneur il y aura le ministre, dont la fonction consiste précisément à parer les mauvais coups.

Or les affirmations ministérielles, comme celles des gendarmes, comme celles des gardes champêtres, constituent la preuve. Si M. Decrais affirmait demain que la Guadeloupe a émigré en Chine, tout le monde le croirait, même les habitants de la Guadeloupe. Et qui diable sait si M. Decrais ne le croirait pas lui-même ?…

Le fonctionnarisme colonial est donc bien tranquille. Il sait que le capitonnage des mers boit le son, qu’il amortit les clameurs et qu’il éteint les hurlements au point de les changer en murmures de contrition. Les autoritaires peuvent accomplir d’héroïques chevauchées à travers les foules. Les rapaces peuvent assaillir le budget et dévaliser les passants. Les hystériques et les criminels peuvent se vautrer dans leur infamie. Nous ne voyons pas et nous n’entendons pas.

Les quelques autres — ceux qui ne sont ni des autoritaires, ni des rapaces, ni des hystériques, ni des criminels, et nous ne parlerons pas des bons, des honnêtes, des apôtres — peuvent subir patiemment ou impatiemment leur peine en attendant l’âge de la retraite. Quand ils auront fait assez de sottises dans une colonie, on les enverra se délasser dans une autre avec de l’avancement, afin qu’ils y recommencent les mêmes sottises dans un cadre nouveau, afin qu’ils traînent sous des climats divers les mêmes idées falotes, qui n’ont pas varié depuis le jour mémorable où ils se découvrirent d’indéniables aptitudes à la solde coloniale. Qu’ils signent des rapports et songent au salut de leur âme ! Qu’ils protègent la sainte Église et soignent l’avancement de leurs commis et adjoints vertueux ! Nous sommes un peuple de démocrates. Nous ne voulons pas les priver d’une retraite si bien gagnée.

Le voudrions-nous que nous ne le pourrions pas. Rien, chez nous, ne prévaudra jamais contre le romantique, et grand, et fulgurant amour de la Patrie qui nimbe — effet des lointains ! — le front anémique des pauvres coloniaux, porte-drapeaux invaincus de notre civilisation médiévale à travers les fièvres, les tigres et les serpents d’airain.

Et puis, chez nous, quand on va plus loin que Marseille on est toujours un héros.

J. Erboville