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Pendant que les troupes d’avant-garde — régiments étrangers et régiments indigènes — échelonnées sur les frontières de Chine, disséminées dans les massifs tragiques du Haut-Tonkin, formaient en avant du Delta, il y a quelques années à peine, une mouvante barrière de poitrines souvent trouées, de baïonnettes souvent rouges, vous eussiez cherché vainement la trace des martyrs à Cao-Bang, même à Lang-Son, que protège le canon du fort Brière-de-l’Isle.

Des détachements exténués, conduits à la boucherie par des chefs incapables, pouvaient tomber obscurément sous les balles des Winchester et des Remington, combler de leurs cadavres les entonnoirs sinistres que sont les cirques du Caï-Kinh et des Mille-Monts, au pied de ces rochers les plus beaux du monde que hérissent d’angoissantes et prestigieuses forêts plantées en plein roc, — pas un missionnaire ne revendiquait le périlleux honneur de les « assister », de sauver les âmes quand s’effondraient les corps, jalonnant de leurs carcasses mutilées les routes que suivraient plus tard les bons pères, quand leurs prières auraient amené la définitive pacification.

Lorsqu’un officier tombait la peau trouée, les missions disaient des messes solennelles, pendant que toute leur presse, désespérée, éclatait en longs sanglots. L’obscur soldat fusillé dans un col, crevé de misère au bord d’un ravin, n’avait droit ni aux messes, ni aux sanglots.

Cependant les saints personnages, cantonnés dans le paradis verdoyant du Delta, vivaient une vie large et facile de nababs heureux, au milieu d’une population docile et terrorisée qu’ils exploitaient savamment.

La légende héroïque des missions ne vaut que cela.

Ces pauvres qui vont, lamentables, quêtant le sou de la Sainte-Enfance, ces errants qui n’ont pas une pierre où poser leur tête que blanchissent les soleils terribles, ces confesseurs dont les pieds nus écrasent les ronces de tous les sentiers sans trouver jamais la maison du repos, ces prolétaires du Christ vagabond sont une puissance territoriale redoutable, ayant rizières, champs d’ananas, maisons confortables, domestiques innombrables, travailleurs gratuits et le reste.

Il y a dix ans que, dans la seule ville de Hanoï, la mission catholique possédait déjà 80 ou 90 propriétés. En Imérina et sur tout le plateau central de Madagascar, les immeubles des jésuites ne se comptent plus. En pays sakalave, les missionnaires attendent que tout péril ait disparu pour se ruer vers l’intérieur : jusqu’ici, ils sont restés prudemment sur la côte, où la pierre ne leur fait pas défaut qui soutient la tête du vagabond. Au chef-lieu de la province de Tulear, où les terres sont destinées à acquérir tôt ou tard une grande valeur, un administrateur, M. Estèbe, concéda gratuitement à une mission lazariste composée de deux prêtres et qui, à l’heure actuelle, n’a pas encore un seul converti, des terrains urbains assez vastes pour y reconstruire toute la ville. A-t-on annulé enfin cette scandaleuse concession ?

On ne trouve pas toujours de l’argent pour administrer : on en