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N’est-ce pas chose singulière que partout où flotte le drapeau républicain, nous ayons relevé le prestige des aristocraties de proie, qu’il eût fallu détruire implacablement, irrévocablement, afin de permettre aux races de s’orienter pleinement vers la souveraineté populaire et la civilisation démocratique ? Ce qu’avaient conservé de républicain les petites monarchies barbares de l’Afrique et de Madagascar, nous l’abolissons systématiquement. Nous ne reconnaissons plus aux peuplades le droit de déposer leurs rois, dès que la République française les a sacrés ; les assemblées populaires n’ont plus de sens pour nous ; bien plus, nous voyons volontiers en elles des associations de rebelles.

Quand nous rencontrons quelque peuplade restée fidèle à la forme républicaine (dans le sud-ouest de Madagascar, par exemple), nous nous hâtons de supprimer la petite république autonome, oligarchique quelquefois, au profit de l’autorité personnelle. S’il nous arrive de temps en temps de supprimer la forme monarchique, comme l’a fait la volonté personnelle de Galliéni en Imerina, le pouvoir passe invariablement aux mains d’une aristocratie de race. Là où nous n’avons pas trouvé d’aristocraties de race, nous essayons d’en créer par suggestion. En Indo-Chine, nos fonctionnaires ignorent le lettré s’il n’est brillamment apparenté : la noblesse personnelle, fondée sur l’intelligence et le talent, selon la conception chinoise, leur fait l’effet d’une orientale escroquerie. Au contraire le mandarinat pillard et profondément ignorant, mais héréditaire, que l’on rencontre chez certaines races indépendantes du Haut-Tonkin, les jette dans le même ravissement démocratique qu’un titre de prince ou d’empereur in partibus. Le roitelet nègre — généralement un bandit — qui possède trois douzaines de poules et les crânes de ceux qui lui déplurent, voit avec stupeur ces étranges républicains en extase devant sa majesté.

Partout — et c’est là le grand crime de cette colonisation — elle couvre du pavillon républicain le despotisme indigène, elle lui prête l’absolu de sa toute-puissance, elle lui confère le privilège de l’éternité, elle l’investit formellement du droit divin, elle l’isole sur les altitudes, sans souci des haines terribles qui s’amassent contre elle, dans le grouillement anonyme des bas-fonds.

Ainsi, au lieu de hâter l’œuvre de civilisation par l’affranchissement des individus, au lieu de dégager les perspectives républicaines dont tous les peuples primitifs du globe ont gardé en eux le frémissement, nous murons l’âme indigène dans l’abjection de notre passé européen. Au lieu de pousser de toutes nos forces démocratiques à l’évolution plus rapide d’institutions autochtones qui valent souvent mieux que les nôtres, au lieu de permettre aux races de se développer en s’acheminant vers le meilleur idéal qu’elles ont conçu, nous les jetons violemment sur nos sentiers historiques.

Une administration d’essence autoritaire, qui procède du sentiment enraciné d’une hypothétique supériorité intellectuelle, esthétique et sociale, de l’éducation prodigieusement fausse que nous ont faite cent