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l’administration coloniale intervient toujours. Pas une grande ou moyenne entreprise ne prospère aux colonies, pas une, sans que l’autorité locale — européenne ou indigène — ait mis l’outil de travail ou le bâton du porteur aux mains des populations esclaves. Une bonne partie des insurrections — et l’on sait que dans toutes les colonies l’insurrection passe à l’état endémique — n’ont pas d’autre cause.

L’indigène ne s’appartient plus, du jour où nous avons mis le pied chez lui, il est la chose de la métropole et de ses agents, la res mancipia, la chair à prestations et à réquisitions.

Entre toutes ces colonies, Madagascar se distingue par l’épouvantable oppression qui, pour deux raisons, pèse sur sa population indigène. D’abord cette population est généralement de mœurs douces, si bien qu’on peut l’écorcher sans qu’elle crie trop fort ; ensuite la vie est si facile, les terres disponibles si vastes, que l’indigène ne consent qu’exceptionnellement à louer ses bras. D’où nécessité de recourir à la force.

Quand on dit que le nombre des journées de prestations dues par le Malgache a été ramené de 30 à 20, cela veut dire que pendant 20 jours, tous les ans, l’indigène est condamné aux travaux forcés sans rémunération, sous le gourdin administratif et civilisateur, mais cela ne signifie nullement qu’il ne doit pas le reste de l’année à la réquisition, au travail forcé qu’on lui paie au tarif le plus bas.

On réquisitionne pour tous les services, pour les militaires européens ou indigènes, pour les milices, pour les fonctionnaires, pour les colons et les voyageurs. Les chefs indigènes réquisitionnent naturellement pour eux, à volonté. La réquisition supplée le contrat de travail, sans mesure et sans pitié.

J’ai vu réquisitionner soixante porteurs pour un simple commis changeant de district, dans la même province !

Les villages rapprochés des centres administratifs, villages qui sont naturellement les plus malmenés, se dépeupleraient rapidement si par tous les moyens — par la persuasion, par la menace, par la force — on n’empêchait l’émigration des habitants exaspérés.

J’ai vu ces terrassiers chinois que l’on employait à la construction et à la réfection de cette interminable route de Tamatave à Tananarive.

De distance en distance, on les rencontrait, échelonnés en équipes — en chiourmes plutôt — que des soldats du génie chassaient au travail à coups de trique, brutalisaient et volaient odieusement. Loin des villages, dans la brousse, on les nourrissait d’une poignée de riz, parfois d’une poignée d’herbe. Faces de misère et de résignation, blafardes, ravagées par la fièvre, où des sourires maladifs, brusquement, quand une voix compatissante leur disait un mot de leur langue, luisaient.

Pauvres gens qui s’étaient crus riches, parce qu’avec un salaire journalier de 2 fr. 70 on leur avait promis un coin de paradis, et qui se sentaient pris tout entiers dans un engrenage de mort et de détresse animale ! Ils se parlaient bas, comme dans un cimetière. Ils mouraient par