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nous construisons le monde des apparences par l’application des lois de l’espace et du temps qui, dans notre cerveau, se formulent a priori, de même cette représentation consciente des idées du monde dans le drame serait formée par les lois intérieures de la musique. Elles s’imposent au dramaturge aussi inconsciemment que les lois de causalité dans la perception du monde des apparences.

C’est précisément le pressentiment de ces choses qui s’empara de nos grands poètes ; et peut-être exprimèrent-ils dans ce pressentiment la raison mystérieuse pour laquelle Shakespeare demeure inexplicable après toutes les suppositions. Ce formidable dramaturge est sans analogie aucune avec n’importe quel poète, c’est pourquoi il n’y a pas encore sur lui de jugement esthétique qui soit fondé. Ses drames apparaissent comme une si immédiate copie du monde que la médiation de l’art dans la représentation des idées échappe à l’observation et ne peut être prouvée par la critique : c’est pourquoi, contemplés comme produits d’un génie surhumain, et presque comme des merveilles de la nature, ils devinrent objet d’étude et l’on chercha à découvrir la loi de leur formation.

Sans parler de l’extraordinaire vérité de ses créations, la supériorité de Shakespeare sur le poète s’exprime maintes fois dans ses œuvres d’une manière quelque peu rude, par exemple dans la scène du conflit entre Brutus et Cassius (Jules César) où le poète est traité, sans plus de façons, d’être stupide : car le prétendu « poète », qu’était Shakespeare, ne se trouve nulle part ailleurs que dans le caractère intime des figures mêmes qui se meuvent devant nous dans ses drames. Par suite, Shakespeare demeura absolument incomparable jusqu’à ce que le génie allemand eût créé en Beethoven un être qui ne peut s’expliquer analogiquement que par comparaison avec lui. Embrassons donc la complexité du monde des formes shakespeariennes avec l’extraordinaire signification des caractères qu’il contient, cherchons à concevoir l’impression d’ensemble qui demeure au plus profond de nous ; en face, plaçons l’univers des motifs beethovéniens avec sa pénétration et sa détermination irrésistibles, il nous faudra constater que l’un de ces mondes recouvre entièrement l’autre, de telle sorte que chacun est contenu dans l’autre, bien qu’ils paraissent se mouvoir en des sphères absolument différentes.

Pour nous faciliter cette conception, considérons l’ouverture de Coriolan. Ici Beethoven et Shakespeare se rencontrent sur le même sujet. Recueillons-nous, par le souvenir, dans l’impression que le personnage de Coriolan fait sur nous dans le drame de Shakespeare et ne gardons, pour le moment, du détail de l’action compliquée, que ce qui a pu demeurer imprimé en nous uniquement à cause de son rapport avec le caractère principal. Nous verrons surgir, de la mêlée des événements, la physionomie unique de l’altier Coriolan, en conflit avec la voix de son âme qui, par la bouche même de sa mère, parle à son orgueil d’une façon claire et incisive ; le développement dramatique