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nous allions croire que l’artiste pût concevoir autrement que dans une profonde sérénité d’âme. Le sentiment qui s’exprime dans sa conception doit, par suite, appartenir à l’idée du monde même que l’artiste conçoit et qu’il éclaire dans son œuvre. Comme nous avons maintenant la certitude que dans la musique même l’idée du monde se manifeste, le musicien concevant est donc, avant tout, contenu dans cette idée, et ce qu’il exprime n’est pas sa vue du monde, mais le monde même en qui alternent douleur et joie, plaisir et peine. Ainsi le doute conscient de l’homme en Beethoven était contenu dans ce monde. Ce doute parle immédiatement en lui et nullement comme objet de la réflexion, quand il nous apporte, pour ainsi dire, le monde en expression, par exemple dans sa Neuvième symphonie, dont la première phrase nous montre l’idée du monde sous son jour le plus sombre. Toujours indéniablement prédomine dans cette œuvre la volonté réfléchie et ordonnant de son créateur. Nous en rencontrons immédiatement l’expression, lorsque, en face de la folie du désespoir qui, sans cesse, revient après tout apaisement, il crie, comme en l’angoisse d’un homme qui s’éveille d’un terrible rêve, des paroles véritablement exprimées dont le sens idéal n’est autre que celui-ci : « L’homme est pourtant bon ! »

Les critiques aussi bien que les gens d’esprit impartial ont été choqués de voir soudain le maître tomber, en une certaine mesure, hors du domaine de la musique, sortir du cercle magique tracé par lui-même, pour en appeler à une faculté de représentation absolument distincte de la conception musicale. En vérité ce procédé artistique inouï ressemble au brusque réveil du rêve ; mais nous en ressentons en même temps l’action bienfaisante sur l’homme que tenaille l’angoisse du rêve ; car jamais auparavant un musicien n’avait pu nous l’aire vivre si terriblement et si infiniment le tourment du monde. Ce fut donc véritablement par un bond de désespoir que le maître divinement naïf et uniquement pénétré de son charme magique, entra dans le nouveau monde de lumière, sur le sol duquel il vit s’épanouir la fleur si longtemps cherchée, si divinement douce et candide, la mélodie humaine.

Aussi, avec la volonté ordonnant qui vient d’être caractérisée et qui l’a conduit à la mélodie, voyons-nous le maître enfermé absolument dans la musique, comme idée du monde : car, en vérité, ce n’est pas le sens des paroles qui s’empare de nous à l’audition de la voix humaine même. Ce ne sont pas les pensées exprimées dans les vers mêmes de Schiller qui dès lors nous occupent, mais la mélodie intime du chœur auquel nous nous sentons nous-mêmes portés à mêler nos voix, pour participer comme Église au service divin idéal, ainsi que cela arrivait dans les Passions de Sébastien Bach, lorsque venait le choral. Il est absolument évident que les paroles de Schiller ont été adaptées et même avec assez peu d’habileté à la mélodie, car, prise absolument en soi, et exécutée seulement par les instruments, cette mélodie prend immédiatement toute son ampleur et nous remplit d’un sentiment indicible de joie devant le Paradis reconquis.