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sur le plancher devant cette chaise, qu’il contempla le résultat général avec une terreur superstitieuse, le déclarant finalement « trop fort pour lui » et qu’il alla se coucher avec ses souliers aux pieds, nous fûmes amenés à craindre qu’il n’eût mangé quelque chose qui ne lui allait pas.

Mais nous apprîmes ensuite que c’était quelque chose qu’il avait bu. C’était exclusivement un cordial mormon, du « tan de la vallée ». Le tan de la vallée (ou du moins une forme du tan de la vallée) est une sorte de whisky ou de cousin germain du whisky, d’invention mormonne et fabriqué seulement dans l’Utah.

La tradition dit qu’il se compose de feu et de soufre (importés). Si mes souvenirs sont justes, Brigham Young ne tolère dans son royaume aucune buvette publique, et ne permet à ses fidèles aucune buverie privée, à moins qu’ils ne s’en tiennent au tan de la vallée.

Le jour suivant, nous errâmes de tous côtés le long des rues planes, droites et larges et nous appréciâmes l’agréable nouveauté d’une ville de quinze mille âmes sans flâneurs visibles et sans ivrognes ni tapageurs apparents ; un cours d’eau limpide bruissait et dansait dans chaque rue au lieu d’un ruisseau nauséabond ; les habitations coquettes se succédaient îlots après îlots, bâties en charpente et en briques dorées par le soleil ; un grand verger et jardin fertile apparaissait derrière chacune d’elles, des dérivations de la conduite d’eau de la rue serpentaient entre les plates-bandes et les arbres fruitiers, et un air général grandiose de prospérité et de bien-être enveloppait et pénétrait l’ensemble. Partout se trouvaient des ateliers, des manufactures et toutes sortes d’industries ; on voyait, de quelque côté qu’on regardât, des figures absorbées et des bras à l’ouvrage ; et on avait dans les oreilles le choc incessant des marteaux, le bourdonnement du commerce et le ronflement satisfait des pignons et des volants.

Les armes héraldiques de mon État natal consistent, en deux ours pocbards, tenant, debout entre eux, un tonneau mort et défunt et faisant cette remarque appropriée : « unis, nous restons debout (un hoquet); divisés, nous tombons. » Elles ont toujours été trop symboliques pour l’auteur de ce livre. Mais le blason des Mormons est clair. Et il est simple, sans ostentation et leur va comme un gant. Il représente une ruche d’or avec toutes les abeilles au travail.

La ville est située au bord d’une plaine unie aussi large que l’Etat de Connecticut et se tapit à terre contre le pied d’une