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fond de son âme. Un éclair lui a montré de nouveau l’intérieur du monde : il s’éveille et joue maintenant sur le violon un air de danse comme jamais le monde n’en a encore entendu (allegro finale). C’est la danse du monde lui-même : plaisir sauvage, plainte douloureuse, extase d’amour, suprême joie, gémissement, furie, volupté et souffrance ; des éclairs sillonnent l’air, le tonnerre gronde : et, au-dessus de tout, le formidable ménétrier qui force et dompte tout, fier et sur à travers les tourbillons, nous conduit à l’abîme : il sourit sur lui-même, car pour ui cet enchantement n’était pourtant qu’un jeu.

Nous avons vu que ses instincts de liberté dans la vie coïncidaient avec son aspiration à l’indépendance en art ; de même qu’il ne pouvait être un serviteur de luxe, de même sa musique devait être affranchie de tous les signes d’asservissement à un goût frivole. Sa foi optimiste s’unissait plus étroitement encore aux tendances instinctives qui le portaient à étendre la sphère de son art ; nous en avons un témoignage d’une naïveté sublime dans sa Neuvième symphonie avec chœurs dont il nous faut considérer de plus près la genèse, pour comprendre l’harmonie merveilleuse des tendances fondamentales de notre Saint.

Le même instinct qui conduisit la raison de Beethoven à imaginer l’homme bon l’amena à rétablir la mélodie de cet homme bon. Il voulut rendre à la mélodie cette innocence si pure qu’elle avait perdue dans une musique artificielle. Qu’on se rappelle la mélodie italienne du siècle dernier, c’était un fantôme du son, étonnamment vide, au service exclusif de la mode. Par elle et l’emploi qu’on en faisait, la musique était tombée si bas, que le goût voluptueux exigeait d’elle sans cesse du nouveau, la mélodie de la veille ne pouvant plus être entendue le lendemain. Mais de cette mélodie vivait aussi notre musique instrumentale, laquelle servait, comme nous l’avons vu, aux plaisirs d’une vie mondaine qui n’avait rien de noble.

Chez nous Haydn recourut au genre rude et caractéristique des danses populaires ; il les emprunta maintes fois visiblement aux paysans hongrois qu’il avait sous les yeux, et resta ainsi dans une sphère inférieure, bien déterminée et d’un caractère local très étroit. Où fallait-il prendre maintenant la mélodie naturelle pour qu’elle eût un caractère plus noble, un caractère éternel ? Car ces danses paysannes de Haydn captivaient plutôt par leur tour particulier, mais nullement comme types d’un art purement humain, lail pour tous les temps. Pourtant il était impossible de l’emprunter aux liantes sphères de notre société, car là précisément régnait la mélodie des chanteurs d’opéras et danseurs de ballets, mélodie à mignardises et à fioritures, chargée de tous les péchés. Aussi Beethoven prit-il la même voie que Haydn ; seulement il ne fit plus servir les danses populaires au divertissement des tables princières ; mais il joua, dans un sens idéal, pour le peuple lui-même. C’est tantôt un motif populaire écossais : tantôt un motif russe ou vieux-français en lequel il reconnaissait la noblesse rêvée de 1 innocence ; à ses pieds il déposait tout son art en hommage. Mais c’est pour toute la nature qu’il jouait telle danse