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la gloire du soleil couchant et que le plus stupéfiant panorama de pics et de montagnes que nous ayons encore rencontré se démasquait soudain à notre vue. Nous contemplions ce spectacle sublime de dessous l’arche d’un brillant arc-en-ciel. Jusqu’au cocher transcontinental qui arrêta ses chevaux pour regarder !

Une demi-heure ou une heure plus tard, nous changeâmes de chevaux et nous soupâmes chez un « Ange Destructeur » mormon. Les « Anges Destructeurs », si je comprends bien, sont des saints du Dernier Jour qui sont triés par leur Église pour amener la disparition permanente des citoyens gênants. J’avais beaucoup entendu parler de ces Anges Destructeurs mormons, ainsi que de leurs actes mystérieux et sanglants et, quand j’entrai dans la maison de celui-ci, je tenais mon frisson tout prêt. Mais, hélas pour tous nos romans ! ce n’était qu’un vieux sacripant, bruyant, sacrant et répugnant !… Il était assez meurtrier, c’est possible, pour remplir le programme d’un destructeur, mais voudriez-vous qu’un Ange manquât de dignité ? pourriez-vous supporter un Ange en chemise sale et sans bretelles ? pourriez-vous respecter un Ange avec un rire de cheval et un bagout de boucanier ?

Il y avait d’autres sacripants présents, les camarades de celui-ci. Il n’y avait qu’un homme qui eût la tournure d’un gentleman, le fils de Heber C. Kimball, grand, bien fait, et âgé de trente ans à peu près. Un tas de souillons couraient çà et là avec des cafetières, des assiettes de pain et d’autres ingrédients du souper et on disait que c’étaient les femmes de l’Ange, ou du moins quelques-unes d’entre elles. Evidemment elles l’étaient, car des « aides » mercenaires ne se seraient pas laissé invectiver, comme cet homme les invectivait, par aucun ange du ciel sans parler de ceux qui viennent de l’endroit d’où celui-ci sortait.

Telle fut notre première expérience au sujet de « l’institution particulière » de l’Ouest et elle ne fut pas très séduisante… Nous ne nous attardâmes pas à l’observer, mais nous continuâmes notre chemin en toute hâte vers la patrie des Saints du Dernier Jour, la forteresse des Prophètes, la capitale de l’unique monarchie absolue de l’Amérique, la Ville du Grand Lac Salé. À la nuit tombante, nous prîmes sanctuaire dans la Maison du Lac Salé et nous ouvrîmes nos bagages.

(À suivre.)
Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.