Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/460

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion



le repos sur le sein de la mer du Tropique, pour ne plus jamais voir ses pics neigeux ni les regretter.

Je déposai sur une feuille d’arbre un message mental à l’adresse des amis à la maison et je la livrai au courant. Mais je n’avais pas mis de timbre dessus, et on la retint quelque part pour défaut d’affranchissement.

Sur le sommet nous rattrapâmes un convoi d’émigrants de beaucoup de chariots, de beaucoup d’hommes et de femmes fatiguées, de beaucoup de vaches et de brebis découragées. Dans le cavalier déplorablement poudreux qui dirigeait l’expédition je reconnus Jean ***. De toutes les personnes au monde qu’on pouvait rencontrer à des milliers de kilomètres de la maison, c’était la dernière à laquelle je me serais attendu. Nous avions été camarades d’école et chaleureux amis pendant des années. Mais une espièglerie puérile de ma part avait brisé cette amitié et elle n’avait jamais été renouée. Voici le fait en question.

J’avais l’habitude d’aller voir à l’occasion un journaliste dont la chambre était au troisième étage et donnait sur la rue. Un jour ce journaliste me donna un melon d’eau que je me préparai à dévorer sur place, mais, regardant au hasard par la fenêtre, je vis Jean debout droit au-dessous et un désir irrésistible me prit de lui lâcher le melon sur la tête, ce que je fis immédiatement. Ce fut moi qui y perdis, car cela gâta le melon, et Jean ne me pardonna jamais ; nous cessâmes toute relation et nous nous perdîmes de vue, mais maintenant nous nous retrouvions en d’autres circonstances.

Nous nous reconnûmes l’un l’autre simultanément et nous nous serrâmes la main aussi chaleureusement que s’il n’y avait jamais eu de refroidissement entre nous et sans y faire aucune allusion. Toute notre animosité fut enterrée et le seul fait de notre rencontre dans ce lieu solitaire si loin de chez nous suffit à effacer tout souvenir qui ne fût pas agréable ; nous nous séparâmes de nouveau avec de sincères « Bon voyage ! » et Dieu vous bénisse ! » de part et d’autre.

Nous avions passé bien des heures ennuyeuses à escalader les longs gradins des Montagnes Rocheuses, nous commençâmes alors à les descendre et nous détalions rondement.

Nous laissâmes les chaînes neigeuses des Montagnes de Wind River et d’Uinta derrière nous, courant en toute hâte, toujours au milieu de paysages splendides, parfois entre de longues rangées de squelettes blanchis de mulets et de bœufs, monuments de l’énorme émigration d’autrefois ; et de place en