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blies, sans soupçonner que, si une fois on les confrontait avec ces choses, ils découvriraient qu’ils ne les croyaient pas réellement auparavant, mais qu’ils croyaient seulement y croire.

En peu de temps une véritable troupe de pics se montrèrent, étreints par de longues griffes de neige scintillante, et portant par-ci par-là, à l’ombre de leur flanc, une petite tache de neige solitaire ne paraissant pas plus grande qu’un mouchoir de dame, mais en réalité aussi grande qu’un square.

Maintenant, enfin, nous étions pour de bon dans la célèbre Passe du Sud, et nous nous précipitions gaiement en avant, bien au dessus du monde ordinaire. Nous étions juchés sur la cime extrême de la grande chaîne des Montagnes Rocheuses vers laquelle nous avions grimpé, patiemment grimpé, incessamment grimpé durant plusieurs nuits et plusieurs jours de suite, et autour de nous se groupait une assemblée de rois de la nature de 3 500, 4 000 et même 4 500 mètres de haut, vieux géants qui auraient été obligés de se baisser pour distinguer le Mont Washington, dans le crépuscule. Nous planions à une altitude si aérienne au-dessus des populations rampant sur la terre, que, de temps en temps, lorsque les barrières de massifs montagneux s’ouvraient à la vue, il nous semblait pouvoir embrasser du regard et contempler le vaste globe en entier, avec ses panoramas changeants de montagnes, de mers et de continents s’étendant au loin à travers le mystère de la brume d’été.

En général, la Passe suggérait plutôt l’idée d’une vallée que celle d’un pont suspendu dans les nuages, mais, à un certain endroit, elle inspirait bien cette dernière idée. Là, le tiers supérieur d’un ou deux dômes violets et majestueux se dressait à droite et à gauche au-dessus de notre altitude et nous donnait la sensation d’un grand abîme caché recelant des sommets, avec des plaines et des vallées dans le bas, que nous nous figurions pouvoir découvrir en allant regarder par-dessus le bord du plateau. Ces sultans des déserts portaient à leur turban des amoncellements de nuages qui se disloquaient de temps en temps et dérivaient, effilochés et déchirés, traînant leurs continents d’ombre après eux ; bientôt ils s’accrochaient à un pic de rencontre, l’enveloppaient et y faisaient leurs nids, puis se disloquaient de nouveau et laissaient le pic violet, comme ils avaient quitté les coupoles violettes, duveté et blanchi de neige fraîche pondue. À leur passage, ces monstrueux lambeaux de nuages s’abaissaient et glissaient droit au-dessus de la tête du spectateur, lui balayant leurs haillons si près de la figure que