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L’illusion fugitive qui pouvait faire sortir Mozart de son monde intérieur et l’entraîner à la recherche des jouissances extérieures, n’avait pas de prise sur lui. Les satisfactions puériles que l’on peut avoir aux distractions d’une grande ville de plaisir n’existaient pas pour lui, car ses instincts de volonté étaient trop forts pour pouvoir trouver le moindre aliment dans cette existence artificielle. Son goût pour la solitude ne faisait que s’en accroître et se rencontrait aussi avec son sentiment d’indépendance. Un instinct admirablement sur le guidait en cela et fut le ressort principal des manifestations de son caractère. Spinoza conserva son indépendance en polissant des verres. Schopenhauer s’efforça de maintenir intact son petit patrimoine ; ce souci gouverne toute sa vie extérieure et éclaire les côtés obscurs de son caractère, car il considérait que la vérité de toute recherche philosophique est mise sérieusement en péril quand elle dépend de la nécessité d’acquérir de l’argent au moyen de travaux scientifiques. La même préoccupation détermina en Beethoven sa fierté invincible en face du monde, son penchant pour la solitude, enfin, ses tendances presque austères qui s’exprimèrent dans le choix de son mode d’existence.

En réalité, Beethoven eut aussi à gagner sa vie au moyen de ses travaux musicaux. Mais, la vie confortable n’ayant pour lui aucun attrait, il subissait moins la nécessité de fournir des travaux rapides et superficiels et de faire des concessions au goût du jour auprès duquel on ne peut réussir qu’avec des œuvres aimables. Ainsi, plus il perdait contact avec le monde du dehors, plus il tournait ses regards clairvoyants vers son monde intérieur. Plus il s’habitue à la gestion de ses biens intérieurs et plus sciemment il impose au dehors ses exigences. Il demande à ses protecteurs de ne plus lui payer ses travaux, mais de prendre soin qu’il puisse travailler po’ur lui-même, sans la moindre inquiétude. Pour la première fois dans la vie d’un musicien, il arriva effectivement que quelques haut-placés s’engagèrent à lui conserver son indépendance à la façon dont il l’entendait. Arrivé au même tournant de l’existence, Mozart, prématurément épuisé, disparaissait.

Ce grand bienfait, dont il ne jouit pas toujours d’une façon bien régulière, fonda cependant l’harmonie particulière qui s’annonça dès lors, dans la vie du maître. encore que cette existence fût étrangement organisée. Il se sentait vainqueur et savait qu’il n’était au monde que comme homme libre. Ce monde devait l’accepter comme il était. Il traitait en despote ses nobles protecteurs, et l’on ne pouvait rien obtenir de lui que ce qui lui plaisait et à l’heure qui lui convenait.

Mais jamais il ne se plut à autre chose qu’à ce qui le captiva uniquement et toujours : le jeu du magicien avec les formes de son monde intérieur. Car bientôt le monde extérieur s’effaça pour lui complètement, non que la cécité lui en ravît l’aspect, mais parce que la surdité l’éloigna rapidement de son oreille. L’ouïe était le seul organe par lequel le monde pût introduire son trouble en lui, car il était depuis longtemps mort pour ses yeux. Que voyait le rêveur extasié quand il