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plus favorable à sa production artistique. Ce que son empereur lui refuse, un roi de Prusse le lui offre : il reste fidèle à son empereur et meurt dans la misère.

Si Beethoven avait eu recours à la froide raison pour le choix de son genre d’existence ; elle n’aurait pu, par rapport à ses deux grands précurseurs, le conduire plus sûrement que ne le fit la naïve expression de son caractère inné. Il est étonnant de voir combien en lui tout fut déterminé par le puissant instinct de nature. Cet instinct parle ici très nettement dans l’horreur qu’il manifestait pour un genre d’existence comme celui de Haydn. Un regard sur le jeune Beethoven suffisait pour ôter à quelque prince que ce fût la pensée de faire de lui son maître de chapelle. Les traits de son caractère, qui le préservèrent d’un destin sembhible à celui de Mozart, affirment plus remarquablement encore son individualité. Comme lui, absolument sans fortune, jeté dans un monde où l’on ne paye que l’utilité, où le beau n’est payé que s’il flatte la jouissance, mais où le sublime doit demeurer absolument sans écho, Beethoven vit aussitôt qu’il lui était interdit d’acquérir, par la beauté, la faveur du monde. Que la beauté et la noblesse dussent se valoir à ses yeux, c’est ce qu’exprimait aussitôt sa physionomie avec une admirable force. Le monde de la forme avait jusqu’à lui bien peu d’accès. Son regard d’une acuité presque étrange ne voyait rien dans le monde extérieur qu’importunités dérangeant son monde intérieur, et son unique rapport avec ce monde fut d’écarter ces importunités. Aussi la contraction devient la caractéristique de ce visage. Le rictus du défi contracte ce nez. tord cette bouche qui ne se détend point pour le sourire, mais seulement pour le rire énorme. Si ce fut un axiome physiologique qu’un grand cerveau doit être enfermé dans une enveloppe osseuse, mince et délicate, comme pour faciliter une reconnaissance immédiate des choses hors de nous, on observe ici le contraire, car l’examen qui a été fait. il y a quelques années, de la dépouille mortelle de Beethoven montra que le crâne était d’une épaisseur et d’une solidité tout à fait inusitées. en harmornie avec une charpente osseuse d’une dureté extraordinaire. Ainsi la nature abrita en lui un cerveau d’une délicatesse excessive, afin qu’il ne pût voir qu’à l’intérieur et qu’il pût exercer sa contemplation interne en toute quiétude.

Ce que cette force terrible enfermait et conservait était un monde d’une si lumineuse délicatesse que, livrée sans défense au rude contact du monde extérieur, elle se fût dissoute et évaporée — comme le délicat génie de lumière et d’amour de Mozart.

Maintenant, se dira-t-on, comment un tel être, d’une aussi pesante enveloppe. pouvait-il regarder dans le monde ? — Certainement, chez un tel homme, les émotions intérieures de la volonté ne déterminèrent jamais, ou seulement d’une manière indistincte, sa conception du monde extérieur : elles étaient trop violentes et en même temps trop délicates pour pouvoir s’attacher aux apparences que son regard effleurait avec une hâte inquiète, et, enfin, avec cette défiance de l’éternel insatisfait.