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Beethoven[1]

Examinons maintenant d’où Beethoven a tiré sa force ou plutôt, puisque le secret du don naturel doit demeurer voilé pour nous et qu’il nous faut admettre, sans examen, l’existence de cette force d’après ses effets, cherchons à nous expliquer par quelle particularité de son caractère personnel et sous quelles impulsions morales, le grand musicien a pu arriver à concentrer ses forces sur cette œuvre unique, formidable, qui constitue son fait artistique. Nous avons vu qu’il fallait écarter la supposition d’une connaissance raisonnée qui aurait guidé le développement de ses instincts artistiques. Par contre, nous aurons à nous attacher à la force virile de son caractère, dont nous avons déjà vu, en passant, l’influence sur l’épanouissement de son génie intérieur.

Tout de suite, nous avons mis en comparaison Beethoven avec Haydn et Mozart. Si maintenant nous considérons les tendances de leurs existences extérieures, une transition s’établit de Haydn à Beethoven, en passant par Mozart. Haydn fut et resta un serviteur princier qui, en sa qualité de musicien, eut le soin d’amuser son maître fastueux. Des interruptions temporaires, comme ses voyages à Londres, modifièrent très peu le caractère de son art, car, là encore, il ne fut que le musicien recommandé à des seigneurs considérables et payé par eux. Soumis et dévot, il conserva, jusque dans un âge avancé, la paix d’une âme bienveillante et sereine ; seuls, ses yeux qui nous regardent du fond de son portrait sont emplis d’une douce mélancolie. La vie de Mozart, au contraire, fut un combat incessant pour s’assurer l’existence paisible ; or, elle devait lui rester particulièrement difficile. Enfant, choyé par la moitié de l’Europe, jeune homme, il trouve empêchée, jusqu’à la plus odieuse oppression, toute satisfaction de ses inclinations, puis, ayant à peine atteint l’âge d’homme, il se consume prématurément. Tout d’abord, le service de musicien chez un prince lui fut insupportable : il cherche alors à vivre de l’approbation du public ; il donne des concerts, et ses gains fugitifs sont consacrés aux plaisirs. Si le prince de Haydn demandait constamment un nouveau divertissement, Mozart devait au jour le jour trouver quelque chose de nouveau pour amuser le public : rapidité dans la conception et l’exécution, suivant la routine appropriée, voilà le trait caractéristique de ses œuvres. C’est seulement vieillard que Haydn écrivit ses véritables œuvres maîtresses, lorsqu’il jouissait d’une tranquillité assurée par sa gloire extérieure. Mais jamais Mozart n’y parvint : ses plus belles œuvres ont été conçues entre l’exaltation d’un moment et l’angoisse du moment suivant. Aussi finit-il par convoiter un riche emploi auprès d’un prince, espérant par là avoir une existence

  1. Voir La revue blanche du 15 août 1901.