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et par le caporal Perrin (actuellement sergent), une des plus cruellement ingénieuses fut la suivante :

Un Arabe (il était âgé de dix-huit à vingt ans) parvint un jour à s’évader de Tadmit, et à gagner, par étapes successives, la ville de Médéah. Son intention était de se présenter au général, à qui il portait, avec ses réclamations et ses doléances, celles de ses compagnons de captivité. Le général ne put — ou ne voulut — l’entendre, et lui infligea, pour cette évasion, une nouvelle peine d’une année d’emprisonnement. L’homme fut ramené aussitôt à l’ « Enfer du Djebel-Amour ». Voici ce qu’imagina alors le sergent Coulomb : Dans la cour principale de la ferme, le long de la porte des latrines, à un mètre environ du sol, il fit sceller dans le mur une chaîne de quelques centimètres de longueur, à laquelle pendait une paire d’anneaux de pedottes. Ces anneaux furent rivés aux chevilles du fugitif dont les reins, de la sorte, reposaient seuls sur la terre, et dont les jambes, maintenues par la chaîne, se balançaient dans le vide. Coulomb défendit d’apporter jusqu’à nouvel ordre la moindre nourriture au prisonnier. Cela dura d’abord huit jours, — huit jours pendant lesquels l’homme demeura ainsi, exposé au soleil ardent de la journée et aux basses températures de la nuit. De temps à autre, Coulomb venait suivre sur la face de sa victime les progrès de la faim et les affres de l’agonie. Mais, à son grand étonnement, le misérable ne paraissait pas trop souffrir de cette privation de nourriture. Le huitième jour — la huitième nuit, plutôt — le sergent surprit un disciplinaire qui apportait à l’indigène un reste de soupe et quelque morceau de pain. Le disciplinaire fut mis sous le « tombeau », et Coulomb plaça en sentinelle, à la porte des latrines, un tirailleur armé. Cela dura huit jours encore. L’homme vivait toujours. Enfin, Coulomb connut le secret de cette endurance extraordinaire qu’il attribuait à un manque de vigilance ou à une complicité des sentinelles. Un matin qu’il s’était levé avant le jour, dans l’espoir de surprendre le factionnaire en défaut, il aperçut le prisonnier qui, sans attirer la méfiance de son gardien, avait pu, en rampant sur le côté, se glisser jusqu’au seuil des latrines, et là, la face contre le sol fétide, cherchait sa nourriture et dévorait (me croira-t-on ?) le produit des incomplètes digestions… Je l’ai vu, et d’autres l’ont vu comme moi.

Qu’est-il advenu de ce misérable ? Je l’ignore. Est-il mort de tortures et de faim ? Combien de temps encore s’est prolongé ce supplice ? Je ne sais. Trois jours plus tard, je quittais Tadmit.

Depuis, au pénitencier de Tadmit, le régime n’a pas changé.

Charles Vallier