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chiourme, rôdeurs nocturnes ou valets de bourreaux pour s’entendre comme eux à renverser leur victime, la maintenir, paralyser ses mouvements par des cordes, et lui enfoncer le bâillon dans la bouche. En un clin d’œil, le détenu contre qui la mise aux fers était résolue était ligoté, assommé de coups, puis transporté à la forge. C’est là que le vrai supplice commençait. Tandis que des bras complaisants maintenaient l’homme à terre, d’autres ramenaient les jambes sur l’enclume, et le forgeron rivait aux chevilles deux énormes bracelets de fer qu’il réunissait ensuite par une solide chaîne de quelques centimètres de longueur, souvent même par un simple maillon. Son lourd marteau retombait souvent sur les pieds du patient. Ce forgeron était un fusilier disciplinaire, pourtant, et les souffrances qu’il avait endurées, l’hiver précédent, au camp de Hassi-Inifel[1] où il était demeuré attaché à la « crapaudine » sur le sol nu, pendant trente-cinq jours, le bâillon aux dents, par une température qui à l’heure de midi atteignait quarante degrés à l’ombre, et descendait la nuit au-dessous de zéro, auraient dû le rendre pitoyable aux souffrances des autres. Peut-être était-ce chez lui un irraisonné besoin de représailles.

  1. Hassi-Inifel est un point avancé du Sahara algérien, en plein steppe sablonneux et désert. Au mois de décembre 1892, lorsqu’y arriva pour la première fois une colonne militaire commandée par le capitaine du génie Lallemand, un chamelier accroupi — seul être vivant rencontré depuis des jours — auprès du puits — seul monument qui indiquât l’emplacement d’Hassi-Inifel — somnolait pacifiquement. C’est autour de ce puits que la colonne établit ses tentes. Quelques semaines plus tard, certains journaux de France parvinrent au détachement de Hassi-Inifel. Ils portaient en manchette :

    La France au Touat. — Prise de Hassi-Inifel par les troupes françaises

    La colonne, composée de disciplinaires, de soldats du génie, de chasseurs du bataillon d’Afrique et de quelques soldats de la section des subsistances militaires, devait bâtir là un fort qui servirait plus tard de trait d’union entre El-Goléah et In-Salah. Le détachement des disciplinaires était commandé par le sergent Paoli, de la 4e compagnie de discipline, assisté d’un certain nombre d’autres sergents et de caporaux de la même compagnie. Les souffrances endurées par les disciplinaires pendant les six longs mois que dura cette campagne sont au-dessus de tout ce que l’on peut imaginer. Chaque jour des hommes râlaient, pris par les fièvres, rongés par le scorbut. La colonne n’avait point de médecin, et la visite médicale était passée par le capitaine Lallemand. Il est aisé de deviner ce que pouvait être une telle consultation. Pour tout remède, le plus souvent, Paoli se contentait de ficeler les malades en une consciencieuse crapaudine, et de les mettre sous le tombeau. Une de ses grandes distractions, le soir, était de hisser, avec l’aide de ses collègues, les hommes ainsi ligotés au sommet d’une haute dune de sable, et de les faire rouler ensuite jusqu’au bas de la pente. Le forgeron dont je parle ici doit en savoir quelque chose.

    C’est la faim aux entrailles que ces parias devaient accomplir le terrible labeur qu’on exigeait d’eux. Un jour, le capitaine Lallemand fit venir d’El-Goléah un cochon qu’il se proposait d’élever pour de prochaines agapes. Il lui fit construire un abri en planches, et là, l’animal trônait, très heureux dans ce petit monde de misères. Chaque soir, un homme de corvée apportait, dans un seau, les eaux grasses réservées pour la pâtée de la bête. Et pourtant, au grand étonnement du capitaine, le cochon, tout comme les hommes, maigrissait à vue d’œil. Une nuit, l’officier eut la clef de cette énigme. Ayant entendu du bruit du côté du toit de la bête, il se leva et vint voir : agenouillés autour de l’auge, une dizaine de disciplinaires dévoraient la pâtée.

    Le lendemain, une sentinelle fut placée en permanence devant l’auge.