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opérer un judicieux triage. J’ai vu moi-même, un jour, un officier de Laghouat réveiller d’un coup de pied un Arabe qui somnolait, à l’heure de la méridienne, au seuil de son gourbi, et l’envoyer aussitôt, sans motif plausible, à la permanence. La permanence est un petit café maure où l’on mène, au fur et à mesure, les délinquants qui doivent comparaître le lendemain devant la juridiction du bureau arabe. Chaque matin, à l’heure du rapport, l’officier qui dirige le bureau fait comparaître devant lui, s’il le juge à propos, les contrevenants, et sévit selon les besoins du moment.

Non que je prétende que les bureaux arabes n’aient pas à réprimer quelquefois de véritables délits, de réelles infractions ; mais, presque toujours, la répression est disproportionnée à la faute. Le plus souvent, tout dépend de l’habileté avec laquelle ont été rédigées, sur la plainte ou sur le procès-verbal, les circonstances du délit, et telle réponse faite à un officier avec de la simple mauvaise humeur deviendra fréquemment, sur cette plainte, parole d’outrage ou d’injure. Cette habileté de rédaction, d’ailleurs, est une des qualités inhérentes à l’état militaire, et il suffit d’avoir servi militairement son pays, pour l’avoir constaté sinon pour en avoir supporté soi-même les conséquences. Et les indigènes le savent si bien qu’il est à remarquer avec quelle attitude humble la plupart adressent la parole à nos chefs militaires et baisent la main que ceux-ci leur tendent ; mais ce que l’on prendrait peut-être chez eux pour de la platitude ou de la bassesse, n’est — qu’on en soit assuré — que légitime prudence. Ils savent aussi que ceux qui tiennent le knout n’ont pas à redouter des plaintes qui, si même elles pouvaient parvenir aux autorités militaires supérieures[1], seraient fort mal accueillies et vaudraient à leurs auteurs de trop cruelles représailles. Ils savent que la révélation de ces faits presque ignorés se heurterait inévitablement à l’indifférence, à la méchanceté ou à l’égoïsme des colons européens qui, il est vrai, ont mille bonnes raisons pour ménager l’autorité militaire, et ne pourraient, sans s’attirer les pires désagréments, s’immiscer dans les affaires des bureaux indigènes. Ils savent qu’en supprimant l’esclavage dans nos colonies nous lui en avons substitué un autre beaucoup plus cruel et beaucoup plus inhumain[2]. Ils savent enfin que les secrets de nos ergastules militaires

  1. Les indigènes ne peuvent quitter leur tribu sans une autorisation spéciale émanant du général. Ils ne peuvent écrire aux autorités militaires sans passer par la voie hiérarchique. Il est donc probable que leur lettre serait interceptée avant d’arriver à destination.
  2. À l’heure actuelle, dans la Guinée française (territoire civil pourtant), nos troupes parcourent les villages, réquisitionnent de force les habitants indigènes, les ramènent entre deux haies de baïonnettes sur les chantiers de construction du chemin de fer qui doit relier Konakry à Farabanah, sur le Niger, et assomment à coups de crosse ceux qui refusent de travailler. Un grand nombre de noirs se font tuer ou parviennent à s’échapper. Des faits sont récents et il me serait facile de clouer des noms de bourreaux au pilori. Cette façon d’agir diffère peu de celle des bureaux arabes : elle n’a en moins que l’hypocrisie de la forme judiciaire.