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sous, ensuite sur sa croupe, quelquefois la tête en l’air et d’autres fois les pieds, mais je vous affirme que cela me paraissait une chose solennelle et épouvantable que d’être à gigoter, à pirouetter et à parader de cette manière en présence de la mort pour ainsi dire. Bientôt le taureau se lança contre nous et emporta un bout de la queue du cheval (je le suppose, mais je n’en sais rien, j’étais trop occupé à ce moment-là), mais quelque chose fit soupirer cet animal après la solitude et se lever pour courir la chercher.

« Il vous aurait fallu voir alors marcher ce vieux squelette à pattes d’araignées ! Il vous aurait fallu voir le taureau filer à ses trousses, la tête baissée, la langue dehors, la queue en l’air, beuglant de toutes ses forces, et positivement fauchant l’herbe, déchirant le sol et faisant tourbillonner le sable comme un ouragan ! Pardieu, la course fut chaude ! Moi et la selle, nous étions sur la croupe, je tenais la bride dans les dents et je me cramponnais au pommeau des deux mains. D’abord nous laissâmes les chiens derrière nous, puis nous dépassâmes un lapin-bourricot, ensuite nous rattrapâmes un cayote et nous gagnions du terrain sur une antilope, lorsque la sangle usée cassa et me projeta à environ trente pas sur la gauche ; comme la selle glissait à terre le long de la croupe du cheval, ce dernier lui donna une secousse qui l’envoya à 400 mètres de hauteur, je veux mourir si ce n’est pas vrai. Je tombai au pied du seul et unique arbre qui existait dans les neuf provinces avoisinantes (ce que tout le monde pouvait voir à l’œil nu) et une seconde après je saisissais l’écorce avec quatre rangées d’ongles et les dents, et une autre seconde après j’étais à califourchon sur la plus grosse branche, blasphémant de bonheur tellement que mon haleine en sentait le soufre. Je tenais le taureau, maintenant, à moins qu’il ne s’avisât d’une seule chose. Mais cette chose me faisait peur. Elle me faisait sérieusement peur. Il y avait possibilité à ce que le taureau n’y songeât pas, mais il y avait encore plus de chances pour qu’il y songeât. Je résolus d’avance ce qu’il me faudrait faire, en cas d’affirmative. Entre le sol et moi il y avait un peu plus de treize mètres. Je détachai avec précaution ma lanière du pommeau de ma selle.

— Votre selle ? Aviez-vous emporté votre selle avec vous au haut de l’arbre ?

— L’emporter avec moi dans l’arbre ? Voyons : quelle plaisanterie. Naturellement que non. Personne n’aurait pu faire ça. Elle s’était accrochée dans l’arbre en retombant.