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« Sans doute tout le monde a entendu parler de Ben Holliday, homme d’une énergie prodigieuse, qui de son métier expédiait malles et voyageurs à tire d’aile dans ses voitures de poste, à travers notre continent, avec la vitesse de l’ouragan : 3 200 longs kilomètres en 15 jours 1/2, montre en main. Mais ce fragment d’histoire se rapporte non à Ben Holliday, mais à un jeune homme de New York nommé Jean, qui voyageait dans notre petit groupe de pèlerins de Terre Sainte (il avait été en Californie par la voiture de M. Holliday, trois ans auparavant, et n’avait aucunement oublié ni perdu sa bouillonnante admiration pour M. Holliday). Âge, dix-neuf ans. Jean était un brave enfant, un garçon de cœur, toujours bien intentionné, qui avait grandi dans la ville de New York, et, bien qu’il eût l’esprit ouvert et sût beaucoup de choses utiles, son éducation religieuse avait été grandement négligée, à tel point que l’Histoire Sainte tout entière était une nouveauté inédite pour lui, et tous les noms de la Bible des mystères qui n’avaient jamais troublé son oreille vierge. Il y avait aussi en notre compagnie un pèlerin d’âge mûr qui était le contraire de Jean, en ce qu’il était savant dans les Écritures et plein d’enthousiasme à leur égard. Il nous servait d’encyclopédie et nous ne nous lassions pas d’écouter ses discours, ni lui de les faire. Il ne passa pas dans une localité célèbre, de Bassan à Bethléem, sans l’éclairer d’une homélie. Un jour que nous étions campés près des ruines de Jéricho, il éclata à peu près en ces termes :

« — Jean, voyez-vous là-bas, cette chaîne de montagnes qui borde la vallée du Jourdain ? Les montagnes de Moab, Jean ! pensez à cela, mon garçon, les véritables montagnes de Moab, célèbres dans l’Écriture. Nous sommes réellement face à face avec ces sommets et ces pics illustres, et, pour ce que nous en savons (baissant la voix avec émotion), nos regards reposent peut-être, en ce moment même, sur le lieu où gît la tombe mystérieuse de Moïse ! Pensez-y, Jean !

« — Moïse qui ? (inflexion traînante.)

« — Moïse qui ! Jean, vous devriez avoir honte d’une ignorance aussi criminelle. Comment ! mais Moïse, le grand guide, le soldat, le poète, le législateur de l’ancien Israël ! Jean, depuis cet endroit où nous nous tenons, jusqu’en Égypte, s’étend un effroyable désert de cinq cents kilomètres de long, et à travers ce désert cet homme merveilleux conduisit les enfants d’Israël, les guidant pendant quarante ans avec une sagacité infaillible au sein des solitudes désolées et entre les obstacles des collines et des rochers pour les amener enfin, sains et saufs, non loin de cet endroit même ; et où nous sommes maintenant ils entrèrent dans la Terre Promise avec des cantiques de joie ! Ce fut une prouesse merveilleuse, bien merveilleuse, Jean ! Pensez-y !

« — Quarante ans ? Cinq cents kilomètres seulement ? Ben Holliday leur aurait fait faire ça en trente-six heures !

« Le jeune homme n’y mettait pas malice. Il ne savait pas qu’il avait dit quelque chose de mal ou d’irrévérencieux. Personne ne le réprimanda donc, ou ne lui en voulut, et personne ne l’aurait pu, si ce n’est quelque esprit mesquin, incapable d’excuser les étourderies d’un enfant. »

À midi, le cinquième jour, nous arrivâmes au « Passage de la Platte du Sud, alias « Julesbourg », alias « Overland-Ville », à 756 kilomètres de Saint-Joseph, la ville frontière la plus curieuse,