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me suis convaincu que mon antipathie n’était que le produit du milieu où j’avais vécu à Saint-Pétersbourg, que la réalité ne répondait nullement à mes théories antérieures. Et, de jour en jour, s’ancra davantage dans mon esprit la croyance, la conviction que j’assistais à une injustice cruelle, séculaire, fatale ; et je ne crois pas inutile de consigner les phases pour lesquelles j’ai passé avant d’arriver à une appréciation plus sympathique du rôle et de la personne des juifs… Depuis de longs siècles le juif est l’objet de la haine populaire ; à des périodes d’accalmie succèdent de subites explosions qui sont comme des fièvres de violence ; mais les sentiments malveillants contre les juifs s’inspirent de la différence de religion et de la concurrence économique… La foule n’a pas de discernement. Un homme sans culture intellectuelle n’est pas à même de rechercher les causes premières de tel ou tel fait ; il juge ce qu’il voit. Voyant le juif intelligent, entreprenant, économe, l’idée lui vient que le juif accapare et que sans le juif il aurait pu être heureux, riche et posséder tous les biens qu’il convoite. C’est la connaissance de l’histoire et l’étude réfléchie qui seules peuvent faire comprendre que c’est notre législation, notre administration qui ont fait le juif tel que nous le voyons chez nous, qu’en lui fermant toutes les carrières, en lui barrant toutes les routes, on ne lui a laissé d’autre issue que le commerce et le trafic. Par nos lois, par nos mesures d’exception, nous avons créé le juif tel qu’il est. Le pauvre paysan ignorant croit que le juif lui coupe l’herbe sous les pieds, que le juif est l’araignée qui suce le sang des malheureux. Idée fausse, parce que dans la lutte pour l’existence, on ne doit pas tenir compte de la question des races. »

Cette idée fausse de la race (ou plutôt de la prépotence d’une race) est ancrée non seulement dans la foule — par la suggestion du journal mais dans l’esprit de quelques savants spécialisés. Tel physiologiste, tel historien de la physiologie (M. Jules Soury) par exemple, absolument ignorant des rapports économiques entre les hommes, ignorant du processus industriel de ce siècle, ne sachant rien des salaires, des chômages, de la concurrence intérieure et extérieure, en un mot sans données sur les conditions premières de l’existence dans les classes pauvres ou indigentes — ne voit qu’un phénomène atavique, là où l’observation et les faits nous font voir un phénomène social. La spécialisation excessive (nécessitée par le développement indéfini des sciences) a tellement borné l’horizon intellectuel du savant que son petit monde lui cache le monde. Pour le cas particulier des juifs, on attribue à la race une puissance mystérieuse (de conquête ou de dissolution). Comme si la race elle-même ne se modifiait pas sans cesse sous la pression de causes extérieures !

Nous avons montré des légions de juifs appauvris, écrasés sous le « sweating system » créé par les patrons juifs principalement en Angleterre et aux États-Unis. Nous avons montré les ouvriers juifs se faisant concurrence entre eux absolument comme les ouvriers chrétiens. Est-ce que cela n’est pas suffisant pour établir qu’aucune solidarité ne tient devant la concurrence et l’intérêt ?

Nous avons montré aussi que l’entassement des juifs dans le « Ter-