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La femme et le mari absents dès l’aurore, on devine l’abandon où vivent leurs enfants ; déguenillés, affreusement sales, couverts de vermine, ils vagabondent dans les souks, au cimetière, mendiant quelques centimes. »

La situation morale correspond à la situation matérielle : ni éducation, ni sentiments de dignité ou de pudeur. Séquestrés dans un ghetto, contraints de revêtir un costume spécial — le bonnet noir, le mouchoir bleu et blanc, est-ce autre chose qu’une modification de la rouelle ? — les Juifs se voient interdire certains métiers, ne peuvent circuler chaussés dans le quartier arabe, sont écrasés par l’impôt de la captation ; rien n’est épargné pour faire d’eux les êtres les plus malheureux, les plus dégradés. Le produit de l’impôt de la captation est porté par le chef de la communauté au vice-gouverneur de la ville avec un cérémonial profondément humiliant : le notable s’avance, pieds nus, salue, remet l’argent, et le représentant de Sa Majesté lui donne un coup sur la nuque quand il se retire.

L’esprit religieux a-t-il survécu dans une société si déprimée ? Non Les formes extérieures, les pratiques seules du culte sont respectées ; le divorce, la bigamie, ne sont pas chose inconnue à Marrakesch ; les superstitions y sont innombrables ; les Juifs qui sont tous zoharistes croient à la puissance du surnaturel ; bon nombre de rabbins vendent des amulettes, des talismans précieux qui guérissent tous les maux, font mourir les scorpions, conjurent le sort, attirent la fortune, etc. La croyance au mauvais œil, au diable, est ancrée dans ces âmes naïves et timorées. On lit le Zohar toute l’année et, à de certaines dates, pendant la nuit, on promène le livre sacré en grande pompe, à la lueur des flambeaux, au son de la musique. C’est en somme le judaïsme tombé au niveau de l’islamisme grossier des foules, du catholicisme de Lourdes ; c’est un véritable paganisme sous l’égide du Dieu du Sinaï et du Décalogue… Dans la classe pauvre, qui est la plus nombreuse, les conversions à l’islamisme sont fréquentes.

En général, les israélites indigents du Maroc ont à souffrir des Arabes et des fonctionnaires. Ces derniers profitent même des brigandages commis par les premiers. Les assassinats, les vols, les rapts, les bastonnades sont d’une fréquence extrême.

Parmi les innombrables faits que nous pourrions citer, relevons seulement celui-ci : Un Israélite, âgé de 26 ans, Schalom Hamon, porte-faix, père de plusieurs enfants en bas âge, avait été chargé de surveiller une certaine quantité de blé appartenant au caïd Omar. Au bout de trois jours, n’ayant reçu aucun salaire, Hamon quitta momentanément son travail pour se rendre chez lui. Mal lui en prit. Omar informé du fait, manda le malheureux et lui fit administrer douze cents coups de bâton. « L’état de Hamon est désespéré (dit le correspondant, novembre 1899). Il est néanmoins venu à Fez. Nous l’avons vu ; ses chairs, lacérées et meurtries, sont noires et purulentes. On ne peut voir cet infortuné sans se sentir le cœur déchiré. »