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Notes politiques et sociales


L’ALLIANCE FRANCO-RUSSE

M. Léon Tolstoï répond par cette lettre (en français) à trois questions de M. Pietro Mazzini, correspondant parisien des « Roma », « Caffaro » et « Revista theatrale italiana » :

Cher Monsieur,

Ma réponse à votre première question : Ce que pense le peuple russe de l’Alliance franco-russe, est celle-ci :

Le peuple russe, le vrai peuple, n’a pas la moindre idée de l’existence de cette alliance ; si cependant cette alliance lui était connue, je suis sûr que (tous les peuples lui étant également indifférents) son bon sens ainsi que son sentiment d’humanité lui montreraient que cette alliance exclusive avec un peuple plutôt qu’avec tout autre ne peut avoir d’autre but que de l’entraîner dans des inimitiés et peut-être des guerres avec d’autres peuples, et elle lui serait à cause de cela au plus haut point désagréable.

À la question si le peuple russe partage l’enthousiasme du peuple français ? je crois pouvoir répondre que non seulement le peuple russe ne partage pas l’enthousiasme du peuple français (si cet enthousiasme existe en effet, ce dont je doute fort), mais s’il savait tout ce qui se fait et se dit en France à propos de cette alliance, il éprouverait plutôt un sentiment de défiance et d’antipathie pour un peuple qui sans aucune raison se met tout à coup à professer pour lui un amour spontané et exceptionnel.

Quant à la troisième question : Quelle est la portée de cette alliance pour la civilisation en général ? je crois être en droit de supposer que, cette alliance ne pouvant avoir d’autre motif que la guerre ou la menace de la guerre dirigée contre d’autres peuples, son influence ne peut être que malfaisante. Pour ce qui est de la portée de cette alliance pour les deux nations qui la forment, il est clair qu’elle n’a produit jusqu’à présent et ne peut produire dans l’avenir que le plus grand mal aux deux peuples. Le gouvernement français, la presse ainsi que toute la partie de la société française qui acclame cette alliance, ont déjà fait et seront obligés de faire encore de plus grandes concessions et compromissions dans leurs traditions de peuple libre et humanitaire pour faire semblant d’être ou être, en effet, unis d’intentions et de sentiments avec le gouvernement le plus despotique, rétrograde et cruel de toute l’Europe. Et cela a été et ce sera une grande perte pour la France. Tandis que pour la Russie cette alliance a déjà eu et aura, si elle dure, une influence encore plus pernicieuse. Depuis cette malheureuse alliance, le gouvernement russe, qui avait honte jadis de l’opinion européenne et comptait avec elle, ne s’en soucie plus, et, se sentant soutenu par cette étrange amitié d’un peuple réputé le plus civilisé du monde, [suivre sur le manuscrit.]