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Laurent Tailhade


C’était un peu après l’acte de Vaillant, après l’acte d’Emile Henry ; une bombe placée sur une fenêtre du restaurant Foyot éclata, et frappa en pleine tempe le poète Laurent Tailhade, lui labourant la joue, lui lésant l’œil et comblant chaque pore de la peau du visage, soit d’un grain de poudre, soit d’un minuscule éclat de verre. On emporta le blessé chez un pharmacien, et on commençait à le panser, lorsque survinrent un, deux, trois magistrats qui, avec un tact exquis, un flair salomonique, une gravité dont Brid’oison ne communique le secret qu’à ceux que du haut des cieux il contemple avec tendresse, interrompirent le pansement à seule fin d’interroger la victime et d’arracher à son délire, à son commencement d’agonie, des aveux. Minos et Pandore, travaillant a priori, s’étaient persuadés, pendant le trajet de leur permanence à la pharmacie, que la bombe était une auto-bombe, que seul Tailhade anarchiste avait pu placer si à propos une bombe qui devait faire sauter Tailhade dîneur paisible. Leur tentative d’interrogatoire dura environ une demi-heure : c’était peu ; — c’était assez pour qu’un des plus nobles poètes de la langue française fût sur le point de mourir, d’abord de ses blessures et surtout de la stupidité humaine.

Le lendemain, dans la presse, ce fut un haro, un charivari : le reporter aboyait, le rédacteur en chef découplait les limiers, les fioritures des roquets couraient sur la basse continue des dogues et les maîtres chanteurs y allaient à pleine voix. M. Edmond Magnier lui-même, délaissant un instant la prestidigitation d’affaires et les escamotages de créances qui lui valaient une reluisante célébrité, se dérangea pour articuler des aphorismes de Tolède. Personne dans la presse ne put prendre la parole pour le blessé et réfuter le haro d’Aliboron. La cause : c’est d’abord qu’après l’acte de Vaillant des gens de lettres réunis avaient été consultés sur l’opportunité de l’acte. Mallarmé avait dit, avec son don de précision simple, qu’il ne pouvait discuter les actes de ces saints (il voulait dire les anarchistes, il voulait dire à quel rang il les mettait). Laurent Tailhade avait répondu : « Qu’importent quelques vagues individualités qui disparaissent, si le geste est beau ! » Il eût eu bien tort de plaindre outre mesure quelques élus du suffrage universel, qui venaient d’en être quittes pour la peur, et, quoique c’eût été une belle frousse, ils sortaient, du moins, indemnes des mains de celui qu’ils firent guillotiner. Mais que l’homme qui avait trouvé le geste beau fût atteint à son tour par un geste, à coup sûr, dès lors magnifique, c’était à s’en tenir les côtes, et les échotiers de ces dames en nageaient dans la joie. On pouvait dire que celui-là ne resterait pas anarchiste.