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dements brefs du cocher, s’éveillèrent en une emphase plus accentuée et plus énergique, et nous vînmes nous ranger le long de la station à notre allure la plus brillante. C’était un enchantement que ces anciens voyages en malle-poste.

Nous sautâmes dehors dans notre petit déshabillé. Le cocher lança à terre sa poignée de rênes, bâilla et s’étira complaisamment, retira ses épais gants de daim avec beaucoup de délibération et une dignité intolérable, sans accorder la plus légère attention à une douzaine de questions aimables sur sa santé, d’apostrophes humblement facétieuses et flatteuses, et d’offres de services obséquieuses de la part de cinq ou six employés ou palefreniers hirsutes et à demi-sauvages en train de dételer prestement nos bêtes et de faire sortir le nouveau relais hors de l’écurie ; car aux yeux du cocher de malle-poste de cette époque les employés et palefreniers étaient une espèce de créatures ordinaires et vulgaires, utiles dans leur métier et aidant à constituer l’univers, mais pas la sorte de gens auxquels une personne de distinction pût se permettre de s’intéresser ; tandis qu’au contraire aux yeux de l’employé et du palefrenier le cocher de malle-poste était un héros, un haut et brillant dignitaire, l’enfant favori du monde, l’envie du peuple, le point de mire des nations. Quand ils lui parlaient, ils acceptaient son silence insolent avec douceur et comme étant la conduite naturelle et convenable d’un si grand homme ; quand il ouvrait les lèvres, ils se suspendaient à ses paroles avec admiration (il ne faisait jamais l’honneur d’une remarque à un individu en particulier, mais il l’adressait avec une large généralité aux chevaux, aux écuries, au pays d’alentour, et aussi aux subalternes humains) ; quand il lançait à un palefrenier une personnalité goguenarde et blessante, ce palefrenier était heureux toute la journée ; quand il lâchait son unique plaisanterie, vieille comme les montagnes, grossière, juronnante, bête et infligée au même auditoire dans les mêmes termes chaque fois qu’il s’arrêtait là, les manants s’esclaffaient, se tapaient sur la cuisse et juraient qu’ils n’avaient jamais rien entendu de si drôle dans leur vie. Et comme ils se précipitaient autour de lui quand il demandait une cuvette d’eau, une gourde d’idem, ou du feu pour la pipe ! Mais ils auraient insulté sur le champ un voyageur s’il s’était oublié assez pour implorer une faveur auprès d’eux. Ils avaient l’art de cette insolence aussi bien que le cocher à qui ils l’empruntaient ; car, qu’on ne l’oublie pas, le cocher de grande ligne n’avait guère moins de mépris pour ses voyageurs que pour ses palefreniers.