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vieilles bouteilles et tout ce qui leur tombe sous la dent, et s’en vont avec un air aussi reconnaissant que s’ils avaient eu des huîtres à dîner. Les mulets, les bourriquets et les chameaux ont des appétits que n’importe quoi soulage temporairement, mais que rien n’assouvit. Une fois, en Syrie, près des sources du Jourdain, un chameau entreprit mon pardessus pendant qu’on plantait les tentes et l’examina d’un œil critique, d’un bout à l’autre, avec autant d’attention que s’il avait eu l’idée de s’en commander un pareil ; ensuite, après avoir médité dessus en le regardant comme article d’habillement, il se mit à le considérer comme article d’alimentation. Il posa le pied dessus, arracha une des manches avec ses dents, et la mâcha et remâcha en l’ingurgitant graduellement, ouvrant et fermant tout le temps les yeux en une sorte d’extase religieuse, comme s’il n’avait jamais rien goûté dans sa vie d’aussi bon qu’un pardessus. Puis il fit claquer ses lèvres une fois ou deux et alla chercher l’autre manche. Ensuite, il tâta du col de velours, et sourit d’un tel sourire de contentement qu’il était facile de voir qu’il regardait ce morceau comme le plus délicat d’un pardessus. Les pans vinrent après, de compagnie avec des capsules à percussion, du sucre candi et de la pâte de figues de Constantinople. Ensuite ma correspondance de journaliste tomba à terre, et il en essaya : c’étaient des lettres manuscrites pour les journaux de mon pays. Mais là il foulait un terrain dangereux. Il commença par rencontrer dans ces documents des passages d’un sérieux solide qui lui pesa sur l’estomac ; et de temps à autre il mordait dans une plaisanterie qui le secouait à lui déconsolider la mâchoire ; sa position commençait à devenir critique, mais il tint bon avec grand courage et ferme espoir jusqu’à l’instant où il finit par trébucher sur des affirmations qu’un chameau lui-même ne pouvait pas avaler impunément. Il se mit à étrangler et à étouffer, les yeux lui sortirent de la tête, ses jambes de devant s’écartèrent, en un quart de minute environ il tomba aussi roide que l’établi d’un charpentier, et expira dans une agonie indescriptible. J’allai lui retirer le manuscrit de la bouche et je vis que cette bête délicate était morte étouffée par une des narrations les plus modérées et les plus anodines que j’aie jamais soumises à un public confiant.

J’allais dire, quand j’ai été détourné de mon sujet, que quelquefois on trouve des buissons de sauge de cinq ou six pieds de haut, avec une envergure de branchage et de feuillage en proportion, mais que leur hauteur habituelle est de deux à deux pieds et demi.