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cause une frayeur presque mortelle, et alors il penche légèrement ses oreilles en arrière et s’élance vers son logis. Tout ce que vous pouvez voir, pendant la minute suivante, c’est sa longue silhouette grise, s’allongeant toute droite et se « tirant » à travers les courts buissons de sauge, la tête levée, l’œil fixe et les oreilles un peu rejetées en arrière, mais jalonnant constamment l’endroit où se trouve l’animal comme s’il portait un foc. De temps en temps, il fait un bond merveilleux avec ses longues jambes, bien au-dessus des sauges ratatinées, et marque un saut qui rendrait un cheval envieux. Puis il descend une longue et gracieuse pente et disparaît bientôt mystérieusement : il s’est tapi derrière un bouquet de sauge et y restera assis, aux aguets et tremblant jusqu’à ce que vous arriviez à six pieds de lui, sur quoi il repartira. Mais il faut tirer une fois sur cette bête si on veut la voir mettre tout son cœur dans ses talons et faire de son mieux. Alors, complètement effrayée, elle couche ses longues oreilles sur son dos, s’allonge comme une aune de drapier à chaque bond qu’elle fait et éparpille derrière elle les kilomètres avec une facilité pleine d’indifférence qui enchante.

Nous fîmes « se ramasser » notre spécimen, comme dit le conducteur. Le Secrétaire le mit en route avec une balle du Colt, je commençai à lui cracher dessus avec mon arme ; au même moment, la bordée tout entière du vieil « Allen », partit avec un fracas retentissant et on peut dire sans exagération que le lapin devint frénétique. Il baissa les oreilles, leva la queue et détala pour San-Francisco, à une vitesse qu’on ne peut décrire que comme un éclair suivi d’une éclipse. Il était hors de vue depuis longtemps que nous entendions encore le sifflement de sa fuite.

Je ne me rappelle pas où nous rencontrâmes le premier buisson de sauge, mais puisque j’en ai parlé, je peux aussi bien le décrire. C’est une chose facile à faire, car si le lecteur réussit à se figurer un chêne vénérable et noueux réduit à la taille d’un petit buisson de deux pieds de haut, avec son écorce rugueuse, son feuillage, ses rameaux entremêlés et toutes ses parties complètes, il a la peinture exacte du buisson de sauge. Souvent, pendant des après-midi de loisir dans les montagnes, je me suis couché par terre, la figure sous un buisson de sauge et je me suis imaginé pour m’amuser que les moucherons, au milieu du feuillage, étaient des oiseaux lilliputiens ; que les fourmis marchant et contre-marchant autour de la tige, étaient des troupeaux lilliputiens, et que j’étais moi-même un maraudeur gigantesque