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six chevaux : à côté du cocher était assis le « conducteur », capitaine légitime de l’esquif : car il avait pour fonction de prendre sous sa responsabilité et sa surveillance les dépêches, les bagages, les messageries et les voyageurs. Nous étions à nous trois les seuls voyageurs pour cette fois. Nous nous tenions à l’intérieur sur la banquette du fond. À peu près tout le reste de la voiture était rempli par des sacs de dépêches, car nous emportions avec nous le courrier en retard des trois jours précédents. Touchant presque nos genoux, un mur perpendiculaire de matières postales s’élevait jusqu’au plafond de la voiture. Il y en avait un gros tas ficelé sur l’impériale avec des courroies et les deux coffres d’avant et d’arrière étaient pleins. Nous en avions deux mille sept cents livres à bord ; le cocher dit : « Un peu pour Brigham, Carson et Frisco, mais le gros du tas pour les Indiens, qu’est si puissamment remuant sans qu’ils ont plein de sermons à lire ». Mais comme à ce moment précis il arbora sur sa physionomie une formidable convulsion, donnant l’idée d’un clin d’œil englouti par un tremblement de terre, nous devinâmes que sa remarque avait l’intention d’être facétieuse et signifiait que nous pourrions bien décharger la plus grande partie de notre cargaison postale dans un coin des Plaines et l’abandonner aux Indiens ou au premier venu.

Nous changions de chevaux tous les dix milles, pendant toute la journée, et nous volions, pour ainsi dire, sur la route dure et unie. Nous sautions à terre pour nous dégourdir les jambes chaque fois que la malle s’arrêtait, de sorte que la nuit nous trouva dispos et allègres.

Après souper il monta une femme qui habitait environ à une cinquantaine de milles plus loin, et chacun de nous dut à tour de rôle aller s’asseoir à l’impériale à côté du cocher et du conducteur. Apparemment ce n’était pas une femme communicative. Assise là, dans le crépuscule s’épaississant, elle rivait un regard fixe sur un moustique qui lui perçait le bras, tout doucement elle élevait son autre main jusqu’à la portée de l’insecte, puis elle lui lançait une tape qui aurait fait chanceler une vache : ensuite elle restait à contempler le cadavre avec une satisfaction tranquille, car elle ne ratait jamais son moustique ; son tir était mortel à petite portée. Jamais elle n’enlevait les carcasses, elle les laissait là comme appât. Assis à côté de cette horrible sphinge, je la regardai tuer quarante ou cinquante moustiques ; je la regardais et j’attendais qu’elle dit quelque chose… Enfin, je lui dis :