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J’étais jeune et ignorant et j’enviais mon frère. Je convoitais sa splendeur financière et honorifique, mais particulièrement et spécialement le long, l’étrange voyage qu’il allait faire, et le monde nouveau et curieux qu’il allait explorer. Il allait voyager, je n’avais jamais quitté la maison et ce mot de voyage avait pour moi un charme séducteur. Bientôt il allait se trouver à des centaines et des centaines de milles de distance, au milieu des grandes plaines et des déserts, dans les montagnes de l’Extrême-Occident ; il verrait des bisons, des Indiens, des chiens de prairies et des antilopes ; il allait avoir toutes sortes d’aventures, peut-être se faire pendre ou scalper, se donner tant de bon temps, écrire à la maison pour nous raconter tout cela, et devenir un héros. Il allait voir les mines d’or et les mines d’argent, et peut-être, se promenant un soir au sortir de son bureau, ramasserait-il sur une côte deux ou trois seaux de lingots brillants et de pépites d’or et d’argent. Puis, il deviendrait très riche, il retournerait à la maison par mer et il pourrait parler aussi tranquillement de San-Francisco, de l’Océan et de « l’isthme » que s’il n’y avait rien de drôle à avoir vu ces merveilles face à face. Ce que je souffrais en contemplant son bonheur, la plume ne peut le décrire. Aussi, quand il m’offrit, de sang-froid, la position sublime de secrétaire particulier auprès de lui, il me sembla voir le ciel et la terre passer et le firmament s’enrouler comme un cornet de papier. Je n’avais plus rien à désirer. Ma satisfaction était complète. Au bout d’une heure ou deux j’étais prêt à partir. Nous avions très peu de paquets à faire, puisque nous devions prendre la poste depuis la frontière du Missouri jusqu’au Nevada et qu’on n’acceptait qu’une petite quantité de bagages par tête.

Le chemin de fer du Pacifique n’existait pas dans ce bon temps d’il y a dix ou douze ans ; il n’y en avait pas un seul rail.

Je me proposais de ne rester au Nevada que trois mois. Je voulais y voir tout ce que je pouvais de nouveau et de curieux, et puis courir à la maison reprendre mon travail. Je ne pensais guère que je ne verrais finir ces trois mois d’excursion de vacances qu’au bout de six ou sept années extraordinairement longues.

Je rêvai toute la nuit d’Indiens, de déserts et de barres d’argent, et, le lendemain, en temps voulu, nous prîmes passage à Saint-Louis à bord d’un bateau à vapeur remontant la rivière du Missouri.