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le caractère de la poésie et l'esprit de cette mélodie. Il ne tient presque aucun compte de ce que l’on entend habituellement par déclamation correcte, au sens dramatique. Dans les trois premières strophes il laisse passer ce vers « que la mode durement avait divisé », sans mettre le moins du monde les paroles en évidence. Mais alors, après une exaltation inouïe de l’enthousiasme dithyrambique, il conçoit les paroles de ce vers avec une émotion toute dramatique, et lorsqu’il le fait répéter dans un unisson qui gronde presque furieusement, le mot « durement « n’est pas assez fort pour l’expression de sa fureur. Il est remarquable que cette épithète très mesurée, appliquée à l’action de la mode ne provient que d’une atténuation ultérieure que fit le poète qui, dans la première édition de l’hymne à la Joie, avait laissé imprimer « ce que l’épée de la mode a divisé[1]. »

D’autre part, cette « épée » ne parut pas à Beethoven le terme convenable, il le trouvait trop noble et trop héroïque pour l’attribuer à la mode. Il ajouta donc de sa propre autorité le mot « frech » = impudent, et nous chantons maintenant :

« Ce que la Mode impudente a divisé. »

Peut-il y avoir quelque chose de plus parlant que ce fait artistique qui révèle la fureur qui l’animait ? Nous croyons avoir devant nous Luther dans sa colère contre le pape !

Ainsi notre civilisation, cela nous paraît évident, ne pouvait prendre une âme nouvelle que par l’esprit de notre musique, de la musique que Beethoven a délivrée des liens de la mode. Et la tâche d’introduire la nouvelle religion dans la civilisation qui, peut-être, prendra par là une forme neuve et une âme plus forte, ne peut évidemment revenir qu’à l’esprit allemand. Or, cet esprit, nous-mêmes n’apprenons à bien le comprendre que lorsque nous le dépouillons des tendances qui lui sont faussement attribuées.

Nous apprenons aujourd’hui de nos voisins, jusqu’ici si puissants, combien est difficile, surtout pour une nation, l’exacte connaissance de soi-même. Nous pourrons en prendre occasion pour faire notre examen personnel et pour cela, heureusement, il nous suffira de nous attacher aux sérieuses tentatives de nos grands poètes, dont l’effort principal, conscient ou non, a toujours été cette recherche de notre personnalité.

Il pouvait sembler douteux que la nature allemande, si gauche et si lourde d’allures, pût s’affirmer avec quelque avantage à côté de la forme si sûre et si légère de nos voisins d’origine romane. Comme d’autre part il fallait reconnaître à l’esprit allemand l’indéniable privilège de la

  1. Les trois textes successifs sont :

    Was die Mode streng getheilt.
    Was der Mode Schwert getheilt.
    Was die Mode frech getheilt.